Le hip-hop est au premier rang de la Fashion Week, il incarne cette année l’émergence d’une force masculine dans la haute couture. Les collections s’inspirent des modèles de Dapper Dan, le couturier de Harlem qui bâtit des ponts entre la street culture et l’industrie de la mode en habillant le Bronx de contrefaçons Gucci réinventées et africanisées. Quarante ans après l’apparition des rappeurs, les places publiques abritent toujours une jeunesse déshéritée qui ne se contente pas de rester propre. Une jeunesse qui soigne son style.

La rue qui me connaît me laisse travailler avec ceux que la vie à mis à terre. Bryan, Thomas, Quentin, Tony, Héléna… des enfants abîmés par des familles vulnérables et licencieuses. Leur première maison les a abrités du ciel alors que le mal venait de l’intérieur. Pour les protéger, la République les a pris et déposés dans des foyers. À leur majorité, ils ont été abandonnés à leur condition d’orphelin avec quelque part des parents vivants qui avaient fait plus de mal que des parents morts. Aujourd’hui ils ont 20 ans, sont invisibles mais jamais loin. Ils dorment dans les grottes de la ville parce que les centres d’hébergement ressemblent à une réservation en sleeper class de train indien. D’après eux, le 115 pourrait plaire aux étudiants en mal de voyage. Quentin et les autres ont passé un temps en bande avant de se disloquer. Le quotidien sans argent à chercher ensemble où dormir, où se laver, où manger. Surtout rester groupés et garder une vue sur le ciel. Regarder dehors pour voir plus loin que le toit des maisons qui couvre les drames familiaux. Ils mendient plutôt que de laisser des vieux aux doigts crochus leur caresser les cheveux avec tendresse et précipitation. Ça c’était avant, du temps des repas de famille. Maintenant ils savent se défendre parce qu’ils ne sont plus tristes, ils sont en colère. Une partie de leur quotidien consiste à trouver des sapes bien choisies pour ne pas être la bonne conscience des dressing du Rotary Club. Ils courent les vestiaires solidaires, les marchés aux puces alternatifs, les poubelles du centre ville pour trouver un style qui les protégera de la charité. Il ne s’agit pas d’enfiler l’équipement jogging, casquette, sacoche, il s’agit d’inventer une autre jeunesse que celle des quartiers ou des squats en treillis. Harmoniser des pantalons de blédard trop grands aux baskets électro fluo est leur manière de marcher face au monde avec l’énergie du désespoir, d’assumer leur singularité de gamins arrivés tout droit du tiers monde local. Filles et fils des Thénardier, pas toxico, pas alcoolique, ceux qui ne comptent plus sur personne et qui s’en sortiront tout seuls ou qui ne s’en sortiront pas.

Reda, débarqué récemment de Tunisie, a choisi d’être dans leur camp. Il se change plusieurs fois par jour, laisse des sacs de vêtements dans les différents lieux d’accueil qu’il fréquente. Au début, sa manière de regarder par en-dessous avec un sourire malicieux annonçait les problèmes. Bien plus tard, il s’est mis à parler avec des phrases courtes, descriptives. Des phrases exhumées d’une époque où l’on joue à attraper les feuilles d’automne qui tombent du ciel. Il campe sans tente sur les quais du Rhône et vit des déchets repêchés, nettoyés, monnayés. C’est difficile de savoir où il va parce qu’il marche toujours vite comme si les gens se tenaient trop près de lui. Avec le temps, ses cheveux ondulés lui tombant sur la figure sont devenus fous mais pas sans élégance. La psychose avale trop de mots alors il investit les habits comme moyen d’expression vitale. Il est les enfants de la scène hip-hop des années 80 dont les tenues façonnent une identité créative sans parler de pauvreté. Reda se costume avec la mode du futur. Dandy, pêcheur, dealer, rockeur, et joueur du Barça, toujours avec des chaussettes dans les Crocs. Il ne garde des codes vestimentaires que les indices qui nous permettent de ranger les gens dans nos cases. Le reste vient d’ailleurs et brouille les pistes. Ce matin, comme à son habitude, il est sur le quai longtemps avant l’ouverture de l’accueil. Il m’informe qu’il va chercher un crocodile. Le temps que je comprenne l’idée, il s’était effacé à l’angle de la rue. Il revient rapidement avec des vêtements et des écussons. Je le fais entrer avant l’heure et accepte de l’aider dans son projet de contrefaçon. Pièce après pièce, il m’indique où coudre les crocodiles et le voilà habillé en Lacoste revisité de détails audacieux. Un jour l’hôpital est sorti comme un diable de sa boite pour lui soigner la tête et lui démêler les cheveux. Il n’a pas aimé, il a sauté par la fenêtre pour revenir s’allonger chez lui, sur le quai, tout au bord de l’eau qu’on peine regarder tellement il fait soleil. Il s’adosse toujours contre le bac en pierre dans lequel les fleurs commencent à brûler sous l’été. Il a une casquette du tour de France, un tee-shirt vert de festival de bière, un bas de jogging satiné, des lunettes de soleil jaune de la forme de celles de Bono et des Moon Boots bleues. Comme d’habitude, tout le monde assiste à son défilé pour faire le constat commun que la classe l’emporte sur le bizarre. Des Moon Boots en juillet et nous sommes séduit par une forme d’énergie créative, celle qui défile sur les podiums pour nous faire croire que nous avons le get down et que nous sommes libres.