Le 9 décembre est devenue la journée de la laïcité car nous commémorons la loi de 1905. Pourtant, cette chère vieille dame de 110 ans commence à prendre du plomb dans l’aile, jusque dans son pré carré : l’école.

Chaque attentat nous apporte son lot de révélations fracassantes, de scoops, de sensationnel… La plupart du temps, pour nous apprendre que le loup est dans la bergerie, « tremblez braves gens ! », que les terroristes ou leurs graines sont parmi nous. Cette fois, la « bombe médiatique » nous est parvenue de la Régie Autonome des Transports Parisiens, plus connue sous le sigle RATP.

Eh ben y paraît, qu’à la RATP, y a des hommes qui ne serrent pas la main des femmes, qui font leur prière dans le bus, provoquant ainsi le retard des sacro-saints usagers. Il y a aussi le témoignage d’une conductrice : « y en a qui refusent de conduire un bus après une femme, parce qu’elle s’est assise sur le siège et qu’elle diffuse un parfum ». Pour éviter les problèmes, la direction aurait fait passer comme consigne de permettre le changement de bus. Surtout, pas de vagues. Autrement dit, à la RATP, la laïcité et l’égalité hommes / femmes, ça fait joli sur papier glacé, mais quand ça risque de faire prendre du retard aux bus, faut pas pousser !

Alors, pour ne pas être en reste, j’ai décidé moi aussi de faire dans le Zèbre une révélation fracassante, un scoop, du sensationnel.

Effectivement, braves gens, le loup est dans la bergerie.

Dans la bergerie dont je vous parle, hommes, femmes, filles, garçons, Juifs, Arabes, bouddhistes, musulmans, animistes, chrétiens évangélistes, adventistes du septième jour, témoins de Jéhovah, Africains, Européens, handicapés, surdoués, frisés, blonds, bruns, Vietnamiens, Hindous, Moldaves, Péruviens, Français, Tchétchènes, réfugiés politiques, futurs réfugiés climatiques, petits, grands, gros, pieds bots, fachos, royalistes, Républicains sauce Sarko ou Républicains sauce Ferry (Jules, pas Luc), islamistes modérés, gothiques, babas, hipsters, rappeurs et même les j’enpasseetdesmeilleurs, vivent ensemble. Entre six et huit heures par jour.

Dans cette bergerie, hiver comme été, tout ce petit monde arrive, les yeux encore englués de sommeil. Certains avec la boule au bide, d’autres avec la joie au cœur, d’autres avec ni l’un ni l’autre, juste encore une journée à tirer. Dans cette bergerie, on travaille, on rit, on crie, on fout rien, on mange, on fume sa clope, on s’ennuie, on rêve. Tout cela, ensemble. Sous le regard les uns des autres.

Dans cette bergerie, certains passeront les pires années de leur existence, d’autres les meilleures. Certains compteront les heures jusqu’aux prochaines vacances dès le jour de la rentrée. Certains ressortiront de la bergerie un peu meilleurs que lorsqu’ils y sont entrés. D’autres non.

Cette bergerie abrite un troupeau indocile, un troupeau aux rêves démesurés qu’il n’ose même pas formuler, un troupeau de moutons noirs parfois, mais souvenez-vous du conte du vilain Petit canard… Cette bergerie est, je veux le croire, un asile pour tous ces petits moutons noirs, « mal en campagne et mal en ville, peut-être un p’tit peu trop fragiles ». Cette bergerie n’abrite pas un troupeau bêlant, mais un troupeau riant, braillant, pensant, pleurant, crachant, réfléchissant, VIVANT. Un troupeau aux tripes tordues souvent par le mal-être, un troupeau dont la pâture nous paraît trop souvent indigeste : au mieux, le « 20 minutes » matinal lu dans le tramway, au pire « Les Anges de la téléréalité ».

Tous les matins, donc, hiver comme été, une cloche résonne, dans la froide nuit de novembre ou dans l’aube tendre de mai, appelant ce troupeau disparate, ce troupeau multicolore à entrer dans la bergerie. Tous ensemble, six à huit heures par jour. Travailler, manger, rire, crier, fumer, dormir même parfois. Tous ensemble.

Et les bergers sont là. Eux aussi vont rire, travailler, crier etc. dans la bergerie. Avec leur troupeau, contre leur troupeau, pour leur troupeau.

Vous comprenez donc pourquoi, dans la bergerie dont je vous parle, la laïcité est censée être mieux protégée que le Petit Jésus dans sa crèche. La bergerie dont je vous parle, est censée être le temple de la laïcité, sa cathédrale, son Paradis. Les murs de la bergerie dont je vous parle sont Liberté, Égalité, Fraternité. Pour éviter qu’ils ne s’effondrent, on a recouvert cette bergerie du toit de la laïcité.

Cette bergerie est ainsi faite car, à la fin du XIXe siècle, on en a décidé ainsi. Une bergerie obligatoire, gratuite et laïque.

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caricature de 1904. Auteur inconnu. Émile Combes séparant l’église et l’état.

Seulement voilà. Le loup est dans la bergerie. Et les bergers en chef ont laissé les loups entrer par peur que, si l’on fermait la porte sur eux, leurs hurlements réveillent la meute.

Bref trêve de métaphores champêtres. Dans les établissements scolaires, partout en France, on trouve des professeurs, des enseignants, des cadres A de la fonction publique, des fonctionnaires de la République qui ne croient pas en la laïcité, qui, par leur apparence ou leurs attitudes montrent clairement leur opposition. Dans des établissements scolaires publics, en France, tous les jours, des professeurs ne saluent pas les femmes. Dans des établissements scolaires publics, en France, tous les jours, des enseignants barbus, le pantalon au-dessus des chevilles viennent enseigner à vos enfants, à nos enfants ou, pour le moins, aux enfants de cette république. Et je vous garantis que ce ne sont pas des hipsters. Dans des établissements scolaires publics, tous les jours, des enseignants de matières scientifiques réfutent la théorie de l’évolution… La chose est là, sans les mots. Pas encore d’affirmation, en pleine salle des professeurs, à l’heure bénie de la récréation, de son opposition à la laïcité. Mais s’il n’y a pas encore les mots, la « chose » est bien réelle.

De la barbe comme « signe ostentatoire » de religion… ou pas.

J’en passe. Pour les professeurs dont l’opposition à la laïcité ne se voit pas, je n’ai aucune preuve qu’ils diffusent leurs messages aux élèves. Mais je sais une chose : je n’irai, moi, jamais enseigner dans un établissement privé religieux. Parce que je suis athée, parce que je suis anticléricale, parce que je suis intimement persuadée que toutes les religions charrient avec elles leur flot d’extrémistes et de cinglés. Je ne pourrais jamais accepter de travailler dans un cadre où tout ce qui m’entoure irait à l’encontre de mes convictions personnelles. Parfois, je me pose la question : si le FN arrivait au pouvoir et changeait les programmes, pourrais-je continuer à être enseignante ?

Ce 9 décembre, nous avons fêté la journée de la laïcité. Et oui, il y a 110 ans était adoptée la loi de 1905. Appelée loi sur la laïcité et dont le nom originel était « Loi sur la séparation des Églises et de l’État ». SÉPARATION. Les attentats de janvier, puis ceux de novembre, ont semble-t-il remis au cœur du débat cette notion, dont certains (moi y compris), voudraient en faire le quatrième mot de la devise de la République française. Et pourtant, au sein de ce fameux sanctuaire qu’est l’école, elle est mise à mal, chaque jour. Comment pouvons-nous tolérer cela ? Au nom de la fameuse loi : « quand on ne peut pas entrer par la porte, on entre par la fenêtre ».

Je m’explique. Tout discours religieux est proscrit de l’école, a fortiori le prosélytisme. Depuis maintenant de nombreuses années, tous les « signes ostentatoires de religion » sont également interdits : voile, kippa, turban. Il est également interdit de venir en cours avec des clous dans les mains et une croix sur l’épaule. Pourtant, selon les interprétations, et c’est bien là toute la réussite des collègues au système pileux revendicatifs, une barbe est, au mieux, un nid de poux décoratif et bien à la mode, au pire, un nid de poux qui ressemble à s’y méprendre à un « signe ostentatoire » !

Et cette ambiguïté, ce vide, que l’on ne cherche surtout pas à combler (pas de vagues…), permet donc à des messieurs d’entrer glabre comme les fesses d’un bébé dans l’Éducation Nationale, puis de cesser de se raser dès la première rentrée. Pour certains, à la longueur de la barbouze, on devine l’année d’obtention du concours. Et puis le jean raccourcit, on fait un ourlet pour qu’il arrive au-dessus de la cheville. Et puis les collègues féminines à qui on faisait la bibise matinale (Ah ! la bibise matinale dans l’Éducation Nationale, une institution, aussi sacrée que l’école elle-même), puis on leur serre la main. Puis on leur dit bonjour de loin. Puis on ne les regarde plus quand on leur parle.

Et il n’y a rien à faire… Dénoncer, s’en étonner sur un air faussement naïf ? La parade est toute trouvée : « C’est mon look » vous répondra-t-on. « Cette barbe ne signifie rien, c’est mon look. » Voilà comment « abracadabra », faire d’une barbe islamique un hommage à ZZ Top, un tribute aux bûcherons canadiens.

Celinepasserieu-monstroplanteonnoustiensCe qui m’agace à double titre dans cette histoire de poils, c’est d’abord et bien entendu tout ce que j’ai dit plus haut, et qui fait que vous avez l’air bien bête quand, après avoir affiché en grande pompe la nouvelle charte de la laïcité sur le mur de votre salle, les élèves vous regardent d’un air goguenard en s’exclamant : « et M. Machin-chose alors avec sa barbe de vingt centimètres ? (tiens, lui, il a eu le concours il y a trois ans). Mais aussi parce que le fait que rien ne soit entrepris contre le port de ces barbes dans les établissements scolaires est un coup de couteau porté à l’égalité homme / femme. Une jeune fille ne peut entrer dans un établissement scolaire voilée. Ce qui induit qu’une femme de confession musulmane et désireuse de porter le foulard, se verra, bien évidemment, interdire l’exercice de ses fonctions d’enseignante dans un établissement scolaire public si elle refuse de l’enlever. Dans ce cas-là, très facile de crier « haro sur le baudet le pelé le galeux »[1] car, contrairement, à la barbe, le voile n’est pas très in chez les hipsters. Des directives ont également circulé l’année dernière pour limiter le port de longues robes noires que les jeunes filles voilées (de plus en plus et de plus en plus intégralement dans certains quartiers et donc aux abords de certains lycées…), portent par-dessus leurs vêtements. Concrètement, les chefs d’établissement étaient encouragés à renvoyer les jeunes filles chez elles pour qu’elles se changent et reviennent « en civil ». Deux poids deux mesures.

A l’Éducation nationale, comme à la RATP, quand il faut faire tourner la baraque, au diable laïcité et égalité hommes /femmes. Et surtout, surtout, continuons à être lâches, à regarder ailleurs, à ne pas appeler un chat un chat et une barbe une barbe. Par peur de ce fameux « amalgame », cette chère institution devient schizophrène : une nouvelle charte de la laïcité tous les ans, des formations pour les professeurs : « comment enseigner la laïcité », comment désamorcer la crise lorsque des élèves refusent d’étudier un tableau heurtant leur sensibilité religieuse… mais surtout pas un mot sur ces représentants de l’État, qui font, chaque jour, une sorte de prosélytisme silencieux, qui affirment sans un mot, mais de manière éclatante : « on vous a eus, on a gagné ».

Et nous voilà Gros-Jean comme devant. Mais, au moins, ça fait une révélation fracassante dans le Zèbre !


Emmanuelle Ravot

[1] Jean de la Fontaine, Les Animaux malades de la peste