La prostitution est bien un travail… de merde

 

1 petite copieIl y a quelques mois, j’entendais à la radio la députée socialiste Maud Olivier qui est, à l’Assemblée nationale, la principale porteuse de la proposition de loi sur la pénalisation des clients des prostituées. Elle défendait cette mesure en disant en substance qu’il était scandaleux, et digne de devenir un délit, que, parce qu’il détient de l’argent, un individu puisse user contre son gré du corps d’une personne qui se trouve en situation de détresse économique.

Ce propos m’est apparu tout à fait éclairant, mais pas de la seule prostitution : il s’agit en fait d’une excellente définition du salariat. Qu’on y réfléchisse bien. Parce qu’il détient de l’argent, qu’il peut verser sous forme de salaire, un individu – que l’on appellera alors patron ou employeur – peut user contre son gré du corps d’une personne qui a besoin d’argent. Certes, dans le salariat, et sauf exception, celui qui paie n’utilise pas sexuellement le corps du salarié. Mais il est en mesure d’enfermer ce corps pendant une durée qui tourne généralement autour d’une quarantaine heures hebdomadaires. L’enfermer dans un atelier, une usine, un bureau, un commerce.

Dans cet espace de confinement, l’employeur peut user de ce corps selon sa volonté et son intérêt ; il peut lui imposer de visser des boulons, de saisir des bordereaux, de vérifier une comptabilité, de passer le code-barre d’une multiplicité de produits à une caisse de supermarché, de démonter des bâtiments truffés d’amiante, de répondre avec le sourire à des clients énervés, de napper des hamburgers de ketchup, de répondre au téléphone à des consommateurs insatisfaits de leur achat, d’encadrer l’activité de collègues de statut inférieur, etc.

J’ai dit qu’il s’agissait d’un usage du corps d’autrui contre son gré, on va sans doute me dire que j’y vais un peu fort. Mais franchement, à choisir entre cette liste – non limitative – d’activités et, par exemple, jouer avec ses enfants, faire une balade en montagne, se préparer un bon petit plat ou boire un verre avec ses amis, qui hésiterait ? Il y a bien une force contraignante qui conduit l’écrasante majorité des salariés à aller bosser, à contrecœur, parfois avec dégoût ou avec angoisse. Et c’est bien l’argent, cet argent dont on a impérativement besoin et que l’employeur est à même de dispenser, qui amène à ravaler ses envies de randonnée familiale dans le Vercors.

Usage du corps, là aussi on me dira que j’exagère. Et pourtant : il s’agit bien de cela, puisque ce corps porte la trace de son instrumentalisation par l’employeur. La fréquence des tendinites chez les caissières de supermarché le prouve, comme l’attestent les taux d’accidents du travail dans le secteur du bâtiment, la récurrence des brûlures dans la restauration rapide ou des cancers chez les travailleurs de l’amiante.

Oui, me dira-ton, mais la prostitution c’est tout à fait autre chose, c’est une atteinte à la dignité des personnes qui l’exercent, une source de pathologies graves à la fois physiques et psychiques. Sans doute mais là encore, il est douteux que les femmes et hommes prostitués aient l’exclusivité de ces troubles. Est-ce qu’on se suicide plus sur les trottoirs qu’à France Telecom ? Je n’ai pas la réponse mais poser la question ne me semble pas sans intérêt.

La prostitution n’a rien à voir avec le travail ? Allons voir les emplois qui sont offerts aux prostitué.e.s qui veulent se réinsérer. Parmi celles et ceux que je connais, je trouve fréquemment des emplois déqualifiés d’aide à domicile auprès de personnes âgées ou handicapées. Autrefois, ils et elles épongeaient le sperme des clients, aujourd’hui ils et elles épongent la pisse des vieillards incontinents tout en gagnant moins. Mais au moins ils et elles ont retrouvé leur dignité, me dira-t-on. Sérieusement ?

2 petiteComme le disait la sociologue Julia O’Connell Davidson, la prostitution c’est bien un travail. Mais elle précisait que c’est un travail à ranger dans la catégorie des emplois déqualifiés, répugnants, éprouvants, mal payés et pour cela généralement réservés aux femmes (1). Du coup, je me demande si toute la mobilisation actuelle qui cherche à présenter la prostitution comme une absolue monstruosité ne cherche pas, par jeu d’opposition, à rendre légitimes et acceptables toutes les formes d’emploi dégradées, avilissantes, dangereuses et payées au lance-pierre qui sont aujourd’hui imposées aux chômeurs et chômeuses. « Tout sauf la prostitution » semble-t-on nous dire, pour mieux interdire d’être trop regardant sur ce « tout » qui regroupe lui aussi des emplois abjects mais dont le patronat a besoin.

Je rejoindrai le camp des partisans de l’abolition de la prostitution quand ils auront donné un peu plus d’ampleur et d’ambition à leur combat : quand ils rejoindront la CGT des origines qui, à la fin du XIXe siècle, s’était fixé comme objectif l’abolition de l’indigne salariat.

 

 

  1. Julia O’Connell Davidson, « The Anatomy of “free choice” prostitution », Gender Work Organization, vol. 2, n° 1, 1995, p. 1-10, à consulter ici.