Compte rendu des échanges du mardi 14 octobre 2014 entre Lilian Mathieu, sociologue spécialiste de la « condition prostituée », et la rédaction du Zèbre.

Emma : On peut s’apercevoir que l’abolitionnisme trouve des partisans et des arguments dans des milieux et des idéologies divers. Ainsi, au 19e siècle, certains pensaient qu’il fallait en finir avec la prostitution car les prostituées, grâce à leur activité, n’étaient sous la dépendance ni d’un mari, ni d’un patron. A l’opposé, on trouve nombre de féministes qui au contraire, voient dans la prostitution un sommet de la domination masculine. Quelles sont les raisons qui font que la prostitution met « tout le monde d’accord » quant à son abolition ?

Lilian : La prostitution ne met pas tout le monde d’accord sur son abolition car les premières concernées (du moins bon nombre d’entre elles) ne sont pas d’accord. Elles veulent continuer à exercer et veulent avoir le droit à la sécu, ne veulent plus être réprimées par la police, ne veulent plus être considérées comme des pauvres filles. Mais c’est vrai que de toute l’histoire de l’abolitionnisme a fait converger des gens très hétérogènes, et pour des raisons opposées. Effectivement, au XIXème siècle, la prostitution pouvait être un moyen pour des femmes d’échapper à la tutelle d’un mari ou d’un père, d’avoir une autonomie économique… On se dit que c’est payer bien cher l’autonomie économique mais dans le contexte de l’époque, pour les femmes des couches populaires, il n’y avait pas tellement d’autres moyens. C’était au nom du contrôle des femmes, de la restriction de leur indépendance économique et sexuelle, qu’on condamnait la prostitution. Puis il y a eu des gens dans un esprit plutôt socialiste qui disaient que les prostituées se faisaient exploiter par leur client ou leur proxénète, de la même manière que l’ouvrier se faisait exploiter par son patron. Le parallèle entre le salariat et la prostitution est très fréquent, mais il servait alors à dénoncer le salariat.

Aujourd’hui on a effectivement des coalitions assez étranges qui se nouent entre des féministes et des cathos plus ou moins progressistes, autour d’enjeux très disparates. Quand on regarde les débats à l’assemblée nationale de l’année dernière, autour de la proposition de loi qui est toujours en attente d’être votée par le Sénat, on a des députés UMP qui soutiennent la manif pour tous et Najat Vallaud-Belkacem qui tiennent le même discours… Avec plus ou moins des intersections, les députés UMP disant : « c’est quand même beaucoup des étrangères, alors attention la proposition de loi il ne faut pas que ça fasse un appel d’air pour l’immigration ». Un discours Bleu Marine côté UMP et un discours plus ou moins social, anti exclusion, du côté de la gauche mais toujours aussi avec cette espèce de paternalisme, de bonne conscience. Ce qui est remarquable c’est que le mouvement féministe n’est pas unanime sur cette question. La majorité des féministes françaises est sur des positions abolitionnistes, à mon avis sans se rendre compte suffisamment qu’il y a beaucoup de sexisme inconscient dans ces manières de considérer les prostituées comme des pauvres filles. C’est aussi des choses qui ont à voir avec le recrutement social du féminisme, identique à celui de nombreux mouvements sociaux progressistes, c’est-à-dire celui de la petite bourgeoisie cultivée qui a parfois du mal à imaginer les situations que vivent les gens « qu’il faut sauver ». Je pense que c’est une des difficultés du débat actuel. Et puis on trouve des catholiques qui sont contre la sexualité tarifée car de toute façon ils sont méfiants à l’égard de la sexualité tout court.

petiteAtlantide : Dans ton livre « La fin du tapin », tu démontres bien le manque de rigueur scientifique des études sur lesquelles s’appuie le mouvement abolitionniste… Et dans tous les rapports, la parole des prostituées est finalement absente. Ainsi, d’un coté, « Les prostituées », sont considérées comme un public « cible » de l’intervention sociale à la place duquel on parle systématiquement. Et de l’autre, on imagine refonder les politiques sociales en responsabilisant les individus, en focalisant sur leur capacité à rebondir…

Lilian : C’est vrai que la prostitution tranche un peu dans ce discours du social actuel qui est sur l’individualisation dans la logique : « devenez entrepreneur de vous-même et vous sortirez de la mouise » ! La prostitution est en opposition à ça car le discours actuel à son propos est centré sur l’irresponsabilité, la dépendance. Je pense que la question de la migration est peut-être le « gros éléphant planqué dans le placard ». La prostitution est effectivement en très grande proportion exercée par des étrangères et si on peut se débarrasser des étrangères en légitimant par la bonne conscience leur renvoi de l’autre côté de la frontière… Cette idée de l’irresponsabilité, de la passivité, de l’hétéronomie fondamentale des prostituées est aussi nécessaire pour développer ce discours du retour au pays d’origine.

Emma : Dans « La Condition prostituée », abolitionnistes et tenants de la liberté de se prostituer sont renvoyés dos à dos, car les 1ers proposent une vision misérabiliste de la prostitution et les seconds une vision populiste. Tu démontres également que les expériences hollandaise et suédoises sont toutes deux sources de précarisation et de stigmatisation des prostitués eux-mêmes. On est donc face à un ni / ni. Qu’entends-tu par vision populiste et misérabiliste ? Et quelle alternative proposer, quelles propositions faire ?

Lilian : Chose importante : populisme, je l’entends au sens sociologique ; ce n’est pas au sens que l’on utilise pour désigner le FN et autres démagogues politiques. L’idée de populisme désigne la propension, en sociologie, à considérer des groupes dominés en faisant abstraction du fait qu’ils sont dominés. Par exemple quand on étudie la culture populaire, on aboutit au constat qu’ils sont finalement heureux de leur propre culture, sans prendre en compte que certaines formes de loisir populaire sont aussi contraintes par l’absence d’argent. C’est donc la tentation, plus globalement, en science sociale de peindre en rose des univers dominés. Il me semble que c’est la pente vers laquelle s’orientent ceux qui invoquent la liberté de se prostituer en faisant abstraction du fait que ce n’est pas n’importe qui qui a le plus de propension à exercer cette liberté de se prostituer. Il y a donc quelque chose de l’ordre de la contrainte qui se joue dans cette histoire. Il y a un équilibre qu’il n’est pas toujours facile de trouver : il faut rendre compte du fait que les gens ne sont pas uniquement écrasés par le bulldozer de la domination et, en même temps, il ne faut pas faire abstraction du fait que leurs marges de jeu sont très restreintes. Ne pas tout peindre en noir et ne pas tout peindre en rose.

Dans le débat actuel, les travailleuses du sexe qui disent « nous on est libres » sont plutôt des escorts ou des gens qui ont les moyens de gérer leur activité prostitutionnelle, ce n’est pas l’Albanaise qui est très endettée, qui craint pour sa famille restée au pays ! Ce sont plutôt les gens les plus favorisés.

Le débat qu’on a en France est aussi redoublé au niveau international par les politiques très opposées qui sont menées par la Hollande et la Suède. La Hollande reconnaît la prostitution comme un travail, avec la liberté de se syndiquer, des contrats entre employeur et salariée prostituée, avec un ensemble de réglementation sur les conditions de travail. Puis à l’opposé, la Suède qui dit que « toute prostitution est une violence sexiste, ceux qui exercent celle-ci seront pénalisés. » C’est la loi que la France pourrait adopter si les sénateurs votent favorablement.

À chaque fois, ce qui est intéressant, c’est que ces deux expériences très opposées se rejoignent, pas dans l’inspiration juridique ou philosophique, mais dans les effets. En Hollande, il y a des établissements spécialisés de prostitution, qui sont soumis à une réglementation politique au niveau local. Ce sont les mairies qui ont le droit d’accorder des licences pour ouvrir un bordel et de décider dans quel quartier. En Suède la politique est tout à fait différente, mais pour pénaliser le client, il faut l’identifier… Le client, c’est le mec qui s’arrête en voiture à côté de la camionnette de la prostituée pour lui demander les tarifs, et là un policier arrive et lui met un PV. Le client n’est pas content parce qu’il a un PV et la prostituée n’est pas contente car elle a perdu de l’argent. Que vont-ils faire ? Ils vont se déplacer là où ils savent que la police n’interviendra pas.

On a donc deux manières totalement différentes pour remplir le même objectif qui est de nettoyer les rues de la présence des prostituées indésirables. Ça c’est le nettoyage de l’espace local, de l’espace urbain.

Mais vous pouvez aussi nettoyer votre espace national. La Hollande dit « La prostitution est une activité légale que vous pouvez exercer, à condition que ce soit une prostitution libre » car évidemment la prostitution contrainte et forcée est illégale. Mais va être considérée comme prostitution forcée celle qui est exercée par une migrante en situation irrégulière. Alors vous réservez le marché pour une certaine catégorie : les nationales. On organise la préférence nationale d’une certaine manière. Les étrangères régularisées oui mais les étrangères en situation irrégulières non . La Suède, d’une certaine manière règle le problème en disant « toute activité prostitutionnelle est illégitime, donc les étrangères n’ont aucune raison d’être là pour se prostituer ». Ce qui est intéressant c’est de voir comment des dispositifs juridiques très différents ont les mêmes effets, qui ne sont pas de « sauver ces pauvres prostituées », mais de gérer une activité qui fait désordre au niveau local et national.

Atlantide : Quels types d’actions et de solutions imagines-tu dans le contexte français ?

petiteLilian : Je vais revenir à la première question sur la désaffiliation et reprendre l’idée de Castel : la prostitution relève d’une forme de vulnérabilité sociale. L’enjeu serait par conséquent d’agir pour qu’il y ait moins de fragilité, moins de vulnérabilité. Notamment d’agir en amont. Ce qui veut dire un certain nombre de protections sociales à renforcer, que ce soit le niveau du RMI, que ce soit la question du logement, que ce soit la régularisation des sans papiers, un ensemble de choses qui permettrait que des gens ne rentrent pas dans la prostitution. Ensuite, pour les personnes qui sont dans la prostitution, il faudrait qu’elles ne vivent pas cette situation que dans le registre de l’urgence ou de la contrainte. Toutes les associations de terrain le voient : ne pas avoir de logement, ne pas pouvoir bénéficier d’un logement stable, ça veut dire vivre dans un squat, vivre à l’hôtel, donc dans une précarité qui fait que vous vivez au jour le jour et que vous n’avez pas les moyens de vous projeter ne serait-ce que dans le moyen terme. Se projeter dans le moyen terme c’est aussi se projeter dans un avenir où il n’y aurait pas la prostitution. Il faudrait donc agir de manière à ce que les gens soient soulagés de tout un ensemble de difficultés qui les maintiennent dans la prostitution, qui les exposent aux différents risques qui sont inhérents à la prostitution, ce qui relève d’une politique sociale beaucoup plus ambitieuse que celle qu’on a actuellement. Mais lorsqu’on évoque cette piste, on est accusé de vouloir encourager l’assistanat.

Il n’y a pas de solution miracle, mais il est très clair que toute politique qui rend les conditions d’exercice de la prostitution plus dangereuses et plus précaires jouent contre l’émancipation des prostituées. Pénaliser le racolage ou pénaliser les clients aboutit au même résultat. La seule différence c’est qu’avec le racolage c’est la prostituée qui prend le PV et avec la pénalisation du client c’est le client mais l’effet est le même. On renvoie la prostitution dans des zones beaucoup plus isolées, beaucoup plus dangereuses. Elles ont encore moins les moyens de négocier avec le client, d’imposer leur volonté, d’imposer le préservatif, elles sont davantage fragilisées devant les agressions… Le discours actuellement tenu autour de la pénalisation du client qui permettrait par miracle d’abolir la prostitution ignore totalement ça et fait exprès de l’ignorer.

Emma : Dans l’encadrement de la prostitution, les travailleurs sociaux et les associations communautaires, composées souvent d’ex-prostitués ont deux conceptions bien différentes du rôle qu’elles ont à jouer auprès de leur public. Peux-tu expliquer les différences qui existent entre les deux types d’actions ?

Lilian : J’en reviens à ce cadre législatif qui a été défini en 1960, il y a l’idée que si on est prostituée c’est qu’on a des difficultés, notamment de nature sociale. Il faut donc un travail social adapté pour répondre aux demandes des prostituées. Différentes associations sont spécialisées dans l’accueil aux prostituées leur prise en charge et éventuellement leur réinsertion ; la principale en France s’appelle « L’Amicale du nid » qui est représentée à Lyon.

On est donc passé en 1960 d’une définition de la prostitution comme un problème sanitaire, qui envisageait les prostituées comme des agents de diffusion des maladies vénériennes, à une définition sociale. On a alors occulté le problème de la santé pendant des années. Dans les années 80, le sida est apparu, et donc la question de la possible diffusion d’une maladie sexuellement transmissible par les prostituées. Le projet d’une prévention à destination des prostituées a émergé, mais les associations du travail social s’étant ainsi construites contre le volet sanitaire, elles ont refusé de s’en charger. Ce sont d’autres associations qui se sont mises en place sur le modèle de l’auto-support, c’est-à-dire de la prise en charge de l’épidémie et de sa prévention par les premiers concernés. On a alors développé des associations qui se réclament de la santé communautaire, une démarche qui a été d’abord développée en médecine humanitaire et basée sur un travail avec les groupes concernés en adaptant le message de prévention et la prise en charge aux spécificités de ces populations. Ça s’est fait avec l’idée qu’il n’y aura personne de mieux placé qu’une prostituée ou ex-prostituée pour parler de prévention du sida auprès de ses collègues. Les associations de santé communautaire s’intéressent plutôt à la pratique même de la prostitution mais ne s’inscrivent pas dans l’horizon de la réinsertion. Ça a créé des tensions entre le travail social, les abolitionnistes et ce la santé communautaire.

Ce sont donc les deux volets de prise en charge sanitaire et sociale, qui existent actuellement en France. Éventuellement, elles contribuent à faire que les gens n’arrivent pas à sortir de la prostitution sur le mode de l’urgence et de la contrainte immédiate, mais qu’ils aient davantage les moyens de souffler, de prendre du recul par rapport à leur activité, qu’elles aient aussi l’information sur les alternatives possibles et pouvoir, si elles ont envie, faire autre chose. Il s’agirait d’offrir les conditions à ces personnes de choisir leur destin, de leur donner les moyens d’être des individus autonomes. Il y a des conditions sociales pour devenir un individu à même de faire des choix véritablement informés. Il s’agirait de construire ces conditions sociales par un dispositif de protection sociale plus large que celui qu’on a aujourd’hui.