Penser l’absence, et singulièrement l’absence d’existence, est un défi posé à l’entendement. C’est l’une des premières interrogations existentielles de l’enfant : « Maman, j’étais où avant que je suis né ? ». Cette question ne nous quitte jamais totalement, elle s’élargit à la curiosité de ce que sont les êtres ou les choses qui ne sont pas ou plus. Sa formulation est une agrafe qui réunit la philosophie et la physique, l’être et les choses, la spiritualité et la logique. Pour décrire l’absence d’existence, il a fallu inventer des outils conceptuels, des petits trucs qui, en plus de dire l’absence, permettent de l’apprivoiser, d’en jouer, de l’utiliser, de lui donner une fonction et un sens. La pensée indienne a désigné le zéro et le vide par le même mot, śūnya, avec une définition particulière, éloignée de la tradition occidentale. Étonnamment la science physique moderne, astronomique ou quantique, tend aujourd’hui à s’en rapprocher…

L’absence, piège à mouche de la pensée

Un cercle autour du vide, et pourtant, le zéro n’est pas l’emblème du rien. Le zéro est le signe de l’absence signifiante. Il a fallu des siècles pour comprendre la différence, comprendre que l’absence possède des fonctions opératoires, qui lui confèrent une utilité mathématique. Le zéro a pris son temps, pour descendre les méandres de l’histoire mathématique, comme un fleuve lent et puissant. À Babylone, mille ans après l’apparition des premières traces écrites de documents comptables, vers le IVème siècle avant JC, on commence à noter l’absence, au moyen de deux chevrons placés entre des nombres. Ce premier « zéro » n’est pas encore perçu comme un chiffre, il répond à enjeu de position. Il permet par exemple de distinguer 27 et 207. Pour les mathématiciens Babyloniens, il n’y a pas plus de sens d’écrire un vide à la fin d’un nombre que d’en mettre devant.

numération Ifrah

Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres, Laffont, 1994, t. 1, p. 363

Les Mayas, à l’autre bout du monde, utilisent également un système de numération qui inclut le zéro, comme élément de position. Les Grecs aussi utilisent une sorte de ō pour noter une place vide mais ignorent le zéro comme chiffre. D’ailleurs, la logique grecque est nécessairement rétive à cet outil mathématique. Au IVème siècle avant JC, les philosophes grecs s’inscrivent à la suite de Parménide qui considère dans son poème La Nature, que les seules voies de recherches ouvertes à l’intelligence sont « l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, chemin de la certitude, qui accompagne la vérité. L’autre, que l’être n’est pas et que le non-être est forcément, route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire. Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer. ». Malgré les efforts de Platon pour donner une forme d’existence au non-être, les penseurs grecs ont un problème avec ce concept. Il faudra cependant accepter, dira Théétète dans le Sophiste, « que ce qui n’est pas existe en quelque façon, si l’on veut que l’erreur soit possible si peu que ce soit ». Voilà la définition de l’erreur, du faux : dire « que ce qui est n’est pas et que ce qui n’est pas est ». Culturellement, héritier de cette approche positiviste du cosmos et de la logique grecque classique, l’Occident peine à exprimer ce qui n’est pas. Le signe désignant le vide est insensé, il deviendra même hérétique, « signe du diable », dans le Moyen-Âge européen. Heidegger et après lui une large partie de la philosophie du XXème siècle se sont explicitement inspirés de Parménide et de sa théorie de l’être comme étant, que Heidegger nomme le Dasein. Tout le monde n’est pas d’accord sur ce qui existe ou ce qui n’existe pas. Ces nuances nourrissent de nombreux débats religieux, scientifiques, politiques… Mais pour chacun, ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas, selon l’héritage de la logique aristotélicienne qui formalisa le principe du tiers exclu selon lequel, de deux propositions contraires l’une, nécessairement, est vraie et l’autre fausse. Il n’y a pas d’intermédiaire. Il ferait beau voir admettre que ce qui n’existe pas d’une certaine manière peut avoir simultanément une forme d’existence. Et pourtant, nous voyons des zéros à longueur de journée, sur nos livres de comptes, sur nos pièces de monnaie. Nous savons que zéro plus zéro donnent zéro, mais les premiers pas de l’instruction nous enseignent que cette addition a pour résultat la tête à Toto. Très jeunes, nous sommes tous confrontés par ce dessin initiatique à la puissance magique et absurde, à la lumière sombre qui émane du zéro, manifestation de l’inexistant dans le réel.

Tête à Toto

Quel prénom choisir pour le fils d’une femme stérile ?

Charme de la diversité culturelle, d’autres civilisations s’essayent à la logique, à la dialectique, à la réfutation, mais avec un autre rapport à l’existence et à l’absence. En Inde, dans le bouddhisme Mahāyāna, un principe fondamental, la śūnyatā, la vacuité, peut être compris comme le fait que toute chose est dénuée de nature propre et d’existence intrinsèque. Notre croyance en ce que les choses existent réellement provient du fait que nos sens nous trahissent et perturbent notre accès au réel. Nous sommes comme des invalides, malades de la cornée, dont la vision déformée fait apparaître des chimères inexistantes, que chacun voudrait saisir pour se les approprier. La question de la trahison des sens est proche de celle de la pensée grecque, incarnée par le mythe de la Caverne. Nous nous croyons surveillés par des géants, parce que nous prenons pour réelles les ombres projetés par les gardiens sur les parois de la grotte où nous demeurons enfermés. Mais le mode d’accès au réel, de dépassement de cette trahison des sens, diffère entre Indiens et Européens : là où la logique occidentale va tenter de passer en force, pour fracturer le coffre du réel, soulever les jupes de la nature et élucider ses rouages intimes, la pensée orientale va proposer de rechercher un niveau de perception équilibré, « n’ajoutant ni ne retranchant rien de ce qui est donné » (Thanissaro Bikku). La vérité ne dépend pas du savoir arraché au monde, mais de la posture de celui qui la recherche. Et pour cela, le vide, śūnya, est un outil conceptuel de premier plan. D’une certaine façon, on peut dire qu’il occupe la même fonction que dans la notation sumérienne ou grecque ; il note l’absence, et ici l’absence de prédicat. ceci n'est pas une pipePar exemple, dire : « Telle chose est bleue », c’est d’abord dire : « Telle chose est », car avant de pouvoir lui attacher la qualité de « bleue », il faut bien admettre qu’elle existe. Or, dire que « Telle chose est vide », consiste à annuler la copule est. On ne peut pas dire que telle chose existe réellement, pas plus d’ailleurs qu’on ne pourra dire qu’elle n’existe pas réellement. En ce sens la logique bouddhique prend le contre-pied de la logique aristotélicienne et refuse résolument le principe du tiers exclu. Bien avant l’Occident, elle invente ce qu’en logique formelle on appelle aujourd’hui la quantification existentielle, qui veut qu’avant de dire que telle chose est vraie ou fausse, il faut d’abord se demander si cette chose existe effectivement. Par exemple, diront les logiciens bouddhistes, on ne peut pas dire que le fils d’une femme stérile est blanc ou noir. Dépassée l’alternative vrai ou faux, bienvenue à l’indétermination qui est cette forme mêlée d’existence et de non existence. Ce qui nous est donné est vide de substance propre, mais attention à ne pas forcer le trait. Nāgārjuna, logicien bouddhiste du IIème siècle et l’un des théoriciens les plus connus de la Voie du milieu, le madhyamaka, invite à la vigilance : considérer le vide lui-même comme une propriété serait une erreur. Le vide n’a pas non plus de substance propre. Il n’y a pas d’un côté un monde de l’impermanence, que notre inquiétude cherche à figer en identités par le truchement de nos sens prestidigitateurs, non plus qu’un Nirvana extérieur, un au-delà de pureté. Les choses sont vides de substance, y compris vides du vide comme substance. En conséquence de quoi le Nirvana est lui-même vide comme substance. Le monde trivial est nirvané et inversement. C’est un travail sur la disposition à la perception, qui permet d’accéder à la connaissance.

Brahmagupta et Nagarjuna

Brahmagupta et Nagarjuna

Le triomphe planétaire des zéros

Dans ce contexte d’intense agitation autour de l’inexistence qui existe et de vide évidé de la notion même de vide, le zéro, le signe de l’absence qui lui donne une présence dans le réel, est un jouet magnifique. Le zéro est un vide envisagé comme dynamique et performatif. En 628, mille ans après que les babyloniens aient commencé à écrire l’absence comme position, le mathématicien indien Brahmagupta invente le chiffre zéro et étudie la relation entre le non-être et l’existant, à travers les mathématiques. Comment est-ce que le rien opère dans le réel ? Brahmagupta définit śūnya, notre zéro, comme objet indolore pour les additions et les soustractions. L’absence n’interfère pas avec le réel lorsqu’on l’ajoute ou qu’on la retranche : a+0=a et a-0=a. Mais qu’on le multiplie ou qu’on le divise, et le zéro prend la puissance de l’absolu. Il dévore et avale tout nombre qui se frotte à lui pour le multiplier. Comme un trou noir, il anéantit tout, sans lui-même se déformer, a0=0. À l’inverse, qu’on le divise et il étire tout nombre vers l’infini. Brahmagupta sait que l’infini est une notion trop vaste pour le cerveau humain, il en propose donc cette définition mathématique : l’infini, c’est n’importe quelle valeur divisée par rien (Quelle que soit la valeur de a, a/0 tend à l’infini). La mathématique occidentale aussi s’efforce d’aller-retour avec le réel, mais différemment. Les théorèmes sont extraits du réel, vidés de toute incarnation, pour y retourner. Le cercle est une idée, l’ensemble des points équidistants d’un même point. Il existe comme idée mais n’existe pas dans le réel, il n’a pas cette propriété d’être et de non-être du zéro-śūnya indien. De ces objets intelligibles arrachés au réel, on tire des propriétés, un rapport constant entre le diamètre et la circonférence, qui permettra par exemple de déterminer le nombre de pierres nécessaires à la construction d’une tour ronde. La science physique elle-même, retranche des principes de l’observation du réel. Qu’une pomme tombe sur la tête de Newton et il en tire une théorie de la gravitation, le principe extérieur à la pomme, qui guide son mouvement. Au contraire du vide-y-compris-de-la-notion-de-vide indien, le mobilier scientifique occidental est « épuisé » de son incarnation, dégrafé du réel et parqué dans l’enclos du royaume des idées. Ce zéro-śūnya, ce vide opérateur qui a des effets dans le réel, ce vide vidé du concept de vide, est donc très indien, très proche de la pensée de Nāgārjuna. Il va pourtant voyager vite et loin, pour l’époque. En 773, les écrits de Brahmagupta arrivent à la cour du Calife de Bagdad. Al Khwarizmi publie en arabe les nouveaux nombres indiens en 820 et sera rapidement traduit en latin. Il traduit littéralement le vide, śūnya, par assifr, qui deviendra zephiro puis zéro en italien. Le mot servira aussi à désigner ce groupe de nombres spéciaux qui combinés, servent à écrire tous les autres nombres : les chiffres. Les nombres sont composés de chiffres qui procèdent du zéro, l’œuf fécond des quantités. Il se répand dans le Moyen-Âge chrétien par les marchands, pour lesquels le système décimal simplifie les échanges. Ce n’est pas la puissance d’être et non-être qui assure le succès du zéro, mais son caractère pratique. Multiplier n’importe quel nombre par dix, il suffit de rajouter un zéro, très facile ensuite à additionner et à multiplier. Petit à petit, le zéro va imposer le système décimal comme évidence et éclater en apothéose avec la Révolution française, qui fait basculer tous les poids et mesures dans le système métrique. Fini les pieds, les pouces, les toises, les livres, les pintes et les boisseaux, qui se divisent par douze ou par vingt. Place aux centimes, aux décimètres, aux kilogrammes et aux hectolitres : le monde ne se divise et ne se multiplie que par 10, par 100, par 1000. Aujourd’hui, la puissance de nos ordinateurs ne s’exprime plus qu’en kilos, en giga, en tera, l’unité de mesure, le byte, n’est même plus exprimée : les générations informatiques ne se distinguent que par le nombre de zéros auxquels elles sont associées. Le triomphe absolu d’un zéro occidentalisé, un signe qui désigne le rien, mais qui habilement utilisé indique les différences du réel.

L’angoisse quantique de la mère Michèle

Il faudra cependant attendre encore plus d’un siècle (un zéro zéro ans…) après la Révolution française, pour que la science occidentale renoue avec l’approche indienne du réel. La physique quantique sort du tiers-exclu aristotellicien qui veut que deux propositions contraires ne puissent pas être également vraies et suppose la superposition des états d’être. Un même élément peut être à la fois onde et corpuscule, c’est l’observation qui fige un état. Avec la physique quantique les choses à la fois sont et ne sont pas. Le réel ne relève pas de l’être comme étant, mais du probable et du multiple.

Expérience de Young : un canon à photons bombarde un écran percé de deux fentes. Les protons qui passent à travers les fentes devraient dessiner deux fentes similaires sur l'écran placé derrière. Or ils se répartissent autrement, se comportant comme une onde, ils atterrissent en différentes lignes, selon des degrés de probabilité.

Expérience de Young : un canon à photons bombarde un écran percé de deux fentes. Les protons qui passent à travers les fentes devraient dessiner deux fentes similaires sur l’écran placé derrière. Or ils se répartissent autrement, se comportant comme une onde, ils atterrissent en différentes lignes, selon des degrés de probabilité. Schéma Alexandre Gondran CC.

Pour vulgariser cette notion de superposition des états quantiques, Schrödinger invente l’histoire d’un chat enfermé dans une boite, avec un dispositif qui a une chance sur deux de se déclencher et de l’empoisonner. Quand l’observateur ouvrira la boite, le chat sera soit mort, soit vivant. On imagine l’angoisse de la Mère Michèle et son hésitation à ouvrir la boite, car tant qu’elle reste fermée, le chat est à la fois mort et vivant. C’est l’observateur qui fige le réel en ouvrant la boîte ; les dispositions de la perception, comme chez Nāgārjuna.

chat

Des principes de la physiques quantiques est née une nouvelle définition scientifique du vide sidéral. Le vide n’est plus défini comme du rien, mais comme une réserve d’énergie potentielle. Des électrons peuvent surgir du néant. C’est ainsi que serait advenu le big bang : une émergence survenue au sein d’un océan infini d’énergie potentielle. Le vide n’est pas impur, il ne contient pas quelque chose. Le vide est une réserve de prêt-à-advenir, c’est simplement une nouvelle définition : le vide est vide-y-compris-de-la-notion-de-vide. Le vide de la physique quantique est proche de śūnya. Et peut-être encore plus que cela…

Le retour de la Force

Si la physique quantique décrit la superposition des états d’être de l’infiniment petit, l’infiniment grand est lui aussi concerné. En 1933, l’astronome suisse Fritz Zwicky rencontre un problème dans la tentative de définir le poids d’un amas de galaxies. La lumière qu’elles émettent laisse imaginer un poids, mais elles se déplacent comme si elles appartenaient à un ensemble beaucoup plus lourd. La communauté croit à une erreur de mesure. Trois ans plus tard, l’Américain Sainclair Smith est confronté au même problème. L’erreur devient mystère. Dans les années 1970, l’Américaine Vera Rubin étudie les galaxies en spirale. Les étoiles éloignées du centre de la galaxie devraient tourner plus lentement que celles qui sont au centre, comme dans le système solaire les planètes les plus éloignées tournent plus lentement. Or les étoiles les plus éloignées tournent à la même vitesse que celles du centre, comme si elles étaient encore au centre d’un ensemble plus vaste, plus lourd. L’univers est fait de vide et de matière. Mais il apparaît que le vide est « lourd » de quelque chose qui ne peut pas être quelque chose et que les scientifiques appelleront dark matter, matière noire en français. Et cette matière noire n’est pas marginale, il ne s’agit pas de quelques midi-chloriens scintillants à l’origine de la force dans Star Wars. Pour expliquer les mouvements du cosmos, il faut que cette matière noire soit cinq fois plus lourde que la matière totale de l’univers. Pour s’abriter derrière un vocabulaire technique inaccessible, la matière noire est décrite comme une matière non baryonique. L’adjectif baryonique désignant ce qui est constitué de particules élémentaires, la matière non-baryonique signifie qu’elle n’est pas constituée d’éléments. Une matière vide et lourde. Dans l’univers de la science physique contemporaine, le vide est plein d’une matière non-constituée. Le concept de vide sidéral est incomplet. Le concept de matière est incomplet. L’être est constituant du non-être et inversement. À croire que le fantôme de Nāgārjuna plane sur les laboratoires d’astronomie. La théorie quantique enseigne que la superposition des états fait partie du réel et que le rôle de l’observateur est déterminant ; la matière noire redéfinit les interactions entre l’être et le non-être, comme le bouddhisme Mahāyāna. Au terme de son triomphe rationaliste, le zéro rejoint śūnya. Le vide matérialiste occidental rejoint la définition spirituelle du vide bouddhiste.

Galaxie

La galaxie spirale NGC4414, photographiée par Hubble

Cette complexification de notre rapport au réel hérité de Parménide est vertigineuse. Mais sur cette pente abrupte de la pensée, nous pouvons suivre les précurseurs que furent Nāgārjuna et Brahmagupta, pour essayer de comprendre comment ce nouveau vide (co)opère avec le réel. Les découvertes scientifiques modifient souvent le mouvement des idées et le sentiment que les hommes se font d’eux-mêmes et du monde. En retrouvant la superposition des états, la coexistence simultanée entre l’être et le non-être, nous pouvons entrer dans une ère de résolution de l’angoisse du néant qui ne passe ni par la bigoterie, ni par le cynisme matérialiste. Nous pouvons chercher à comprendre en quoi ce qui est est, et en quoi il n’est pas. Nous pouvons aussi admettre que les auteurs de ces quelques pages sont un simple assemblage d’atomes, très provisoirement assemblés sous forme de corps humains, mais tout de même capables de penser le zéro. Le lecteur de ces lignes, lui-même composé d’atomes très provisoirement réunis, recevra notre expression sous forme d’électrons balayant un écran selon un rythme déterminé par des codes informatiques fondamentalement réduits en octets à une suite de 0 et de 1. Ce qui ne l’empêchera pas d’émettre un avis, de considérer que notre propos est complètement vide. D’un vide de 20 minutes…

Marc Uhry & Ludovic Viévard