Faut-il encore s’intéresser aux aventures de Lou et les autres ?

Voilà une question qui me taraude : les années soixante marquent-elles un sommet de la civilisation occidentale ? Comme une quintessence saturée de drogues dures où les noms de produits tels que benzédrine, méthédrine ou mescaline fonctionnaient comme des noms de rue dans l’univers mental des adeptes de la Beat Generation. On ne peut pas compter sur Arthur Garfunkel pour dissiper le mythe. Interviewé récemment par un journaliste français, il remet une pièce dans la machine  : « Les années soixante étaient fantastiques. À la fin de la décennie, la culture occidentale s’est effondrée, nous n’avons plus pensé qu’à l’argent ».

Au fin fond de l’East Village, Lou Reed était trop cabossé dans son corps pour se poser ce genre de question, lui qui fut électrocuté par des psychiatres fous mandatés par son père déterminé à lui faire passer coûte que coûte son homosexualité. Son tropisme new-yorkais le laissait insensible aux joies du peace and love et sourd aux avertissements de Ken Kesey rapportés par Tom Wolfe dans son bouquin Acid Test trois ans avant le Summer Love : « Je ne veux pas vous vexer mais à New York, vous avez bien deux ans de retard ».

Lorsque les Velvet Underground partent en tournée sur la Côte Ouest en 1966, c’est comme si on avait renversé le bocal du poisson rouge sur le sol carrelé plein de crasse d’un appartement du Lower East Side. Le pauvre Lou manque de crever. L’atmosphère hippie bariolée de San Francisco lui est insupportable. Pattes d’éph, chemises à fleurs et LSD, ce n’est pas sa came. Il se serait pendu plutôt que d’endosser la veste de daim à franges de Dennis Hopper dans Easy Rider.

D’autres n’ont aucun mal à faire l’essuie-glace entre New-York et la Côte Ouest. Allen Ginsberg, Joan Baez, Bob Dylan font la navette. Jack Kerouac prend la route avec Neil Cassidy tandis que Ken Kesey et les Merry Pranksters (les Joyeux Lurons) roulent dans l’autre sens avec leur bus scolaire réformé bourré d’acide et d’amphétamines. Lorsque Dennis Hopper et Peter Fonda sillonnent l’Amérique profonde en easy riders, ils roulent vers le levant, à la manière d’une pendule dont les aiguilles tournent à l’envers. Comme un effet ressac de la grande vague pionnière américaine.

Les humeurs sombres de Lou

Quarante ans après la dissipation des gigantesques nuages de fumée de marijuana du Summer love, tout être normalement constitué devrait se demander en sondant les tréfonds de sa conscience s’il est plutôt Côte Ouest ou plutôt Côte Est, plutôt Joan Baez ou plutôt Lou. La question est vache. N’a-t-on pas tous un côté « flower power » et un côté un peu Lou, blouson noir, punk et fuck peace and love ?

Plus que Woodstock, l’apogée de toute cette histoire n’est-il pas le Summer love de San Francisco ? Je ne sais plus où j’ai lu cette question métaphysique.

Le Summer Love du quartier Haight Ashbury de 1967 est une répétition socio-psychanalytique de la ruée vers l’or de 1849. C’est un peu jugement audacieux de la part de quelqu’un qui n’a jamais rien étudié des deux phénomènes mais l’hypothèse me semble d’emblée très solide. Le temps d’un été, San Francisco est la Mecque de la jeunesse psychédélique qui a commencé à arriver par vagues dès les premiers mois de l’année, après que Allen Ginsberg a rassemblé 40 000 jeunes pour un trip géant en janvier. Pour se convaincre que le choix de San Francisco est tout sauf un hasard, il suffit de se pencher sur l’histoire de Joshua Norton. Cet Anglais né en 1809 a fait fortune dans le commerce avant de tout perdre en spéculant sur le riz. La fameuse mise de trop. Échoué à San Francisco, il a perdu la boule et s’auto-intronise roi des États-Unis le 17 septembre 1859. Les habitants sont suffisamment joueurs pour faire d’une certaine manière allégeance. À défaut d’authentiques suffrages, le monarque de pacotille a droit à son lot quotidien de révérences et de courbettes lorsqu’il déambule dans la rue pour faire ses modestes emplettes. Pour donner corps à son magistère royal, il bat monnaie et adopte de nombreux décrets dont la création d’une Société des Nations. Il est tellement fou qu’il imagine la construction d’un pont entre San Francisco et Oakland. Il est de la destinée de beaucoup de mourir seul et oublié de tous, mais pas de Joshua Norton, dit le Pitre, mort en monarque. Des milliers de personnes ont assisté à son enterrement.

Au moment du Summer Love, Lou Reed boude. Il est pris dans des humeurs sombres et trop urbaines, embarqué dans les performances de Warhol que lui et ses potes ont surnommé Drella (un condensé de Dracula et Cendrillon). Qui aime bien châtie bien. Sur une photo, on voit Lou et Andy sur le canapé de la Factory. Andy a la main posée sur la boursouflure de l’entrejambe de Lou qui semble attendre autre chose. Le succès de ses chansons sans doute.

Si vous avez décidément du mal à faire votre inventaire personnel entre Côte Est et Côte Ouest, vous pouvez voir ou revoir Barton Fink, un des premiers films des Frères Coen. Un écrivain juif new-yorkais (incarné par John Turturro) se voit proposer un contrat mirifique par un producteur de cinéma californien pour venir rédiger des scénarios à l’ombre des palmiers. Une fois sur place, il se retrouve encalminé dans la Grande Panne d’inspiration, pressé par l’indécrottable producteur qui s’impatiente et finit par lui hurler de produire de toute urgence de la merde sous peine de lui en faire bouffer avec son contrat.

En matière de morale de l’histoire, je préfère faire simple. Par exemple, il y a toujours une part d’ombre et c’est souvent la plus intéressante. American Desperado est à ce titre un bouquin fascinant. Co-écrit par un mafieux de haut vol, Jon Roberts alias Jon Riccobono et un as du journalisme rock, Evan Wright, il déploie sous nos yeux ébahis le dessous des cartes des boîtes de nuit new-yorkaises écumées par les Warhol, Jagger et autre Edie Sedgwick. Après avoir passé quelques années à escroquer de jeunes camés pour le compte de la pègre, Jon Roberts est investi d’une mission de haut vol : prendre le contrôle des discothèques. Dans son jeu, il acquiert une carte maîtresse en se liant à un personnage singulier qui mérite toute l’attention : Bradley Pierce. Cet homme est l’ami des stars, un maître de cérémonie décorateur dans l’âme. Il épate les mafieux qui l’embauchent pour amuser la galerie. Il aurait pu exercer à la cour du Régent au temps des orgies du Palais-Royal. Je l’imagine habillé d’une jaquette déployant ses ailes d’oiseau nocturne au milieu des Jagger, Hendrix, Morrison et Warhol et de la pègre qui gère son business en silence et paie des tournées aux stars pour se faire bien voir sans se faire voir. Dans l’histoire hallucinante racontée par Jon Roberts, Pierce est un des rares à quitter la scène en marchant sur ses deux guibolles. Il met son entregent au service de sa foi en se faisant pasteur. Il ne voulait sans doute pas finir comme son associé Bobby Wood qui a expiré avec du plomb plein la bidoche le 18 février 1970.

La mort de chats rockers persans

Les Chats persans de Ghobadi est un des meilleurs films que j’ai vus ces derniers années. Les acteurs sont des musiciens qui essaient de capter comme ils peuvent la lumière du rock occidental en se terrant dans les sous-sols pour déjouer la répression et la censure. Il y a notamment un morceau de rap porté par une énergie folle qui plane au-dessus de la ville tentaculaire de Téhéran. Au début du film, on voit un gars avec un visage rond, l’air débonnaire, un peu ahuri voire benêt pour tout dire. On peut penser que c’est le technicien stagiaire son et lumière qui regarde les autres s’échiner sur leur guitare avec un air envieux et admiratif. On ne sait alors pas trop quel rôle il joue dans le dispositif du film. Un peu plus loin dans le film, le même gars est tout à sa guitare dans un studio d’enregistrement et, alors que vous ne pouvez pas vous y attendre, sans crier gare, il vous saisit à la gorge et vous laboure les entrailles avec une voix caverneuse qui monte tout droit des abîmes. On peut l’entendre sur YouTube.

Si vous suivez la biographie des protagonistes de ce film, de jeunes rockers jouant leur propre rôle, vous tombez sur un détail intriguant : trois d’entre eux ont par la suite réussi à s’extirper des griffes du régime pour vivre leur rêve de musiciens : ils se sont installés aux États-Unis. Ce rêve américain s’est terminé en cauchemar. Ils sont morts sous les balles d’un camarade illuminé qui leur reprochait leur mode de vie occidentalisé.

Mark Olliver Everett, le chanteur d’Eels raconte dans un bouquin poignant son parcours du combattant pour se faire une place au soleil dans l’univers de la musique. C’est sincère, c’est touchant, c’est bien écrit, comme tout ce qu’ont publié les 13ème Notes éditions d’ailleurs. Mark Olliver confie qu’étant jeune, il ne voyait pas l’histoire de la musique en train de s’écrire. Il écoutait la musique des grands frères. C’est une réflexion qui m’a souvent hanté. Cela me fait penser que dans la hiérarchie des fans, les derniers arrivés sont toujours considérés avec mépris. Tout dépend du numéro de votre ticket d’entrée. J’ai pénétré dans la galaxie des fans de The Cure au moment de l’album de The Top. Pour ceux qui sont arrivés avec l’album Pornography, The Top est déjà le temps de l’avilissement commercial, où on laisse rentrer n’importe qui, la fin de l’âge d’or. Pour moi, l’âge d’or, c’est The Top (et tout ce qui précède, naturellement). Après, j’ai regardé avec morgue les nouveaux arrivants, ceux qui dansaient sur Closed to me. L’esprit des fans a ce côté étroit. C’est comme en matière d’immigration, chacun veut refermer la porte derrière soi. À triple tour.

En fait, vous l’aurez compris, tout cela n’est qu’une farce. Daniel Tremplon, le galeriste d’art, nous intime de ne pas pleurnicher sur notre époque : Non, avant n’était pas mieux. Ceux qui glorifient les années soixante nous racontent une fable et rien d’autre. Même s’ils ont vécu un truc incroyable, c’est de l’ordre de l’incommunicable ou de l’indicible. Nous n’en percevons aujourd’hui qu’une écume dessalée par le temps et nous ne sommes pas forcés d’y croire puisque cela n’a pas accouché d’un ordre nouveau. Et puis on ne va quand même pas chialer d’avoir échappé à la benzédrine et à tout ce bazar.

Le sommet de toute cette histoire ne se situe de toute façon pas sur la Côte Ouest ni sur la Côte Est, mais quelque part sur la moto de Dennis Hopper, au beau milieu des Rocheuses, près des terres indiennes et dans la mémoire des grandes batailles de la conquête de l’Ouest qui hantent l’œuvre de Jim Harrison et sont évoquées avec force dans le film Little Big Man. Le sommet de tout cela est dans le remords. Le sommet se trouve quelque part dans un mélange psyché-toponymique où l’on couperait de la benzédrine ou de la méthédrine avec les noms de Wounded Knee ou Little Bighorn.

Épinon