Emmett Grogan, Altamont ou l’envers du décor

Le 5 décembre 1969, de multiples feux scintillent dans la nuit californienne aux abords d’un circuit automobile désaffecté racheté quelques mois plus tôt par un fan de rock avec le secret espoir d’organiser un concert en plein air qui ferait sa gloire. L’atmosphère est celle d’une veillée d’armes sur un champ de bataille d’une campagne napoléonienne. Les fantassins tapis dans la nuit autour des innombrables feux de camp sont de jeunes Américains amateurs de rock’n’roll qui se réchauffent avec les moyens du bord. Le jeune qui a racheté le circuit d’Altamont est tout l’opposé d’un Bill Graham, l’entrepreneur en chef de la production rock de la scène de San Francisco. Contrairement à ce dernier, il n’a pas la main verte en matière de management de la musique. Il a fait un coup d’essai, il a emprunté et a des rêves pleins la tête. Sa démarche n’est pas mercantile, elle est juste naïve et peut-être profondément stupide. En tout cas, son circuit va accueillir un des concerts les plus dingues de l’histoire du rock mais cela, dans la nuit du 5 au 6 décembre, il ne le sait pas encore.

Personne ne le sait d’ailleurs. Lorsqu’ils ont garé leurs Pontiac et leurs Ford le long de la seule piste permettant d’accéder au site, les gens n’ont pas conscience de leur nombre. Le site a été recouvert du voile de la nuit, tombée tôt à quelques semaines du solstice d’hiver. On a à peine eu le temps de se jauger les uns les autres dans la pénombre. On se croit quelques centaines, peut-être quelques milliers car il y avait bien du monde sur la route. Lorsque le rideau est levé le lendemain matin, on se découvre une foule considérable.

Quelques semaines plus tôt, un chroniqueur d’un canard hippie de Frisco s’est payé le scalp des Rolling Stones en débinant sur leur avidité capitaliste. Cela a déplu à Jagger qui a vent de ce que la presse hippie de la côte ouest les considère comme des fossoyeurs. En plus, Jagger n’a pas digéré de ne pas être de la fête du concert gratuit de Hyde Park de l’été 68, ni de celle de Woodstock. Du coup, il s’est mis en tête d’avoir son concert gratuit à lui. Un truc qui serait du genre à rassurer les hippies sur le fait que les Stones sont de leur côté et pour toujours. Cela a donné ce concert foireux d’Altamont qui marque l’époque d’une pierre noire.

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La figure d’Emmett Grogan mérite bien le détour pour qui n’a pas renoncé à se faire une juste opinion sur l’expérience hippie. Vous trouverez son histoire dans son Ringolievo. Enfant de Brooklyn né en 1944, drogué à 13 ans, en prison à 17, il s’enfuit en Europe avec un paquet d’argent liquide. Il erre quelques années entre Rome, San Remo, le sommet du Cervin (il prétend avoir fait de l’alpinisme), Belfast (il jure avoir fait partie de l’IRA), Marienbad. On dirait alors un mélange de personnage romantique à la Stendhal et de héros nietzschéen à la dérive.

Il a beaucoup trimardé avant de rentrer aux States vers l’âge de 22 ans et de se diriger au flair vers San Francisco, le quartier Haight Ashbury, Panhandle. On y croise déjà dans les rues une ribambelle de hippies qui dansent sur des airs de guitare et d’harmonica. Grogan tombe des nues devant ce nouvel eldorado sans autre minerai que les vapeurs de l’amour et de la drogue. Lui n’est pas né sur un lit de roses comme bon nombre de ces militants de l’amour aux allures de festivaliers. Il vient des carrefours de rues qui, quelques décennies avant lui, ont vu grandir les parrains de la mafia new-yorkaise, les Lucky Luciano, Meyer Lansky, Franckie Costello et Vito Gevonese. Son regard est aussi dur et sévère à l’égard des hippies que celui de Hunter Thompson, le père auto-consacré du journalisme gonzo, présent à Haight Ashbury dès 1964.

Et pourtant Grogan sert la soupe aux hippies désoeuvrés. Surtout pas au sens figuré (vraiment pas le genre) mais au sens propre. Avec quelques potes, ce roi de la débrouille se procure tous les jours assez de légumes, à coup de maraudes ou de dons venus on ne sait trop d’où, pour servir un repas à des centaines de personnes. C’est l’expérience des Diggers qui s’étale sur trois années, de 1966 à 1968. Grogan incarne un négatif noir et anar du power flower. Il a vécu le Summer Love aux premières loges, tiraillé entre attraction et répulsion. Cette expérience l’a profondément marqué, elle a aussi nourri ses tendances à l’auto-destruction.

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On ne sait pas avec certitude où était Emmett Grogan au moment d’Altamont. Lui prétend qu’il y a passé une tête dans la soirée, juste pour voir, sans être accompagné de personne car il était d’humeur boudeuse, et que ce qu’il a vu l’a dégoûté. Les grands rassemblements n’étaient de toute façon pas sa came. Lorsque, trois ans plus tôt, Allen Ginsberg et ses potes beatniks avaient rameuté beaucoup de monde à San Francisco pour le Be-In de janvier 1967, Grogan avait bruyamment fulminé dans les feuilles de chou hippies car il y avait à ses yeux déjà suffisamment de gugusses paumés dans les rues de la ville pour ne pas en rajouter. Autant il goûtait la dimension communautaire du hippie land, autant le côté parc d’attractions avec ses boutiques hippies lui hérissait le poil.

Une des causes du drame du concert d’Altamont, c’est qu’il n’a pu avoir lieu au Golden Park comme envisagé au départ. Si cela avait été le cas, la sécurité en eut été confiée aux Hells Angels de San Francisco, des gars qui connaissaient bien les hippies et savaient comment leur parler. Comme le maire de la ville s’y s’est opposé, il a fallu trouver un plan B et c’est comme cela que, au dernier moment, dans l’urgence, une bande de drilles s’est retrouvée à monter une scène à la va-vite, en pleine nuit, sur le circuit automobile de Dick Carter, ce pauvre gars sans histoire qui a cru que la chance avait frappé à sa porte lorsqu’il a été approché par l’entourage des Stones. Le pauvre hère s’est retrouvé après le concert avec un lieu complètement saccagé sur les bras et une série de procès qui ont achevé de le plomber. Ceci dit, tout le monde se foutait de son sort avant et après le concert et donc pourquoi pas nous ? Le problème du changement de lieu se trouve ailleurs que dans son infortune. Cela a obligé à traiter avec une autre confrérie des Hells Angels que celle de Frisco, une confrérie beaucoup plus violente et très hostile aux hippies. La négo de leurs honoraires pour assurer la sécurité du concert a été sommaire : 500 litres de bière à consommer sur place et nulle part ailleurs, illico presto.

Ce qui m’a le plus frappé dans le récit de ce concert hors norme, c’est la minuscule scène d’un mètre vingt de hauteur sur laquelle étaient juchés les Rolling Stones, séparés d’une foule de deux cent mille personnes par le cordon sécuritaire de quelques dizaines de Hells Angels éclusant bière sur bière. Ce concert a été un calvaire pour les groupes. Les Grateful Dead ont refusé de monter sur scène. Les Jefferson Airplane et Santana ont joué devant des scènes de violence incroyables, de jeunes chevelus se faisant tabasser sous leurs yeux par les Hells Angels armés de queues de billard. Neil Young a fait une prestation diplomatique puis s’est carapaté en hélico sans demander son reste. Le comble c’est que l’immense majorité des spectateurs n’a jamais rien su de toute cette affaire. Placés à des dizaines voire des centaines de mètres de la scène pendant le concert, ils ont passé une journée potable, par une température frisquette, avec du mauvais son dans les oreilles. Mais bon c’était les Stones, et puis il y avait les autres groupes, que du gratin. Et c’était gratos. Au bout du compte, un mort, un seul, le pauvre Meredith Hunter. Enfin, quatre au total car trois autres ont laissé leur peau dans la cohue de l’après-concert. C’est une chose de voir arriver des bagnoles au compte-goutte pendant quatorze heures de nuit de solstice, c’en est une autre d’évacuer des dizaines de milliers de bagnoles d’un lieu encaissé et bardé d’une seule issue.

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Lorsqu’il est las de San Francisco, Grogan décide de faire un séjour à New York. Incapable de tenir en place, il veut se lancer dans un vaste nettoyage du Lower East Side. Voir les gens gabouiller dans leur crasse lui mine le moral. Il a le sens des initiatives grass-roots, il veut rameuter les gens, faire la nique aux institutions et aux services publics qu’il estime gangrenés par la paresse et la corruption. Mais il a du mal à recruter car on le trouve sûrement un brin donneur de leçons. Et surtout, il y a les hippies issues de la classe moyenne qui adorent la crasse du Lower East Side comme un bain rédempteur. Alors Emmett décide de changer son fusil d’épaule. Il s’adresse aux leaders de la pègre en leur faisant miroiter une campagne de communication sur mesure pour les récompenser de leur action s’ils donnent un grand coup de balai. Au final, cela affole la municipalité qui a vent de l’affaire (un appel anonyme du trublion en personne ?) et entreprend en catastrophe le nettoyage du quartier.

Quelques années plus tôt, le feu follet Cassius Clay s’était arrêté au Greenwich Village, aux confins du Lower East Side, de retour de Rome, affublé d’une médaille d’or olympique en catégorie poids lourds de boxe autour du cou. Il avait alors déclaré aux journalistes qui s’enquéraient des raisons de cette idée saugrenue : « Je voulais voir les beatniks et tous ces dingues dont j’avais entendu parler ».

Ce qui caractérisait le mieux Ali (alias Cassius Clay) c’était son côté braillard. Lorsqu’un gusse devient une star, le rituel veut qu’une armée de journalistes, d’écrivaillons et de curieux en tous genres remontent le film de sa biographie jusqu’au plus loin possible. En ce qui concerne Cassius lui-même, ils ont trouvé un gamin vociférant de Louisville qui déboulait à l’âge de 12 ans dans la salle de boxe du quartier en faisant de rapides moulinets avec ses frêles menottes. « Je suis le futur champion du monde », aboyait-il sans cesse. Comme moi qui rêvais de devenir astronaute ou pilote de Formule 1. Sauf que lui, il est devenu champion du monde.

Pour revenir à Grogan, il est inutile de préciser qu’il devait débecter Bill Graham, ce gars qui a mis la main sur la scène de « Frisco » à partir de 1966 en reprenant le Fillmore Theatre, en finançant la Mime Troupe et faisant office de manager des Grateful Dead. Grogan s’est de toute façon fâché avec à peu tout le monde. Lorsqu’il a collé des tracts anonymes injurieux contre la Mime Troupe, les têtes se sont tournées vers lui de conserve, l’air incrédule ou exaspéré. Lui s’est contenté de hausser les épaules et de détourner le regard.

Grogan déteste par-dessus tout ceux qui entrelardent le business et la spiritualité comme les frères Thelin qui au plus fort du Summer of Love de 1967, à l’angle des rues Ashbury et Haight, tenaient le psychadelic shop où se vendait toute une camelote hippie destinée à la jeunesse en train d’affluer des quatre coins du pays et où l’on pouvait aussi méditer dans une salle attenante à la boutique. Être à la fois le marchand et le gardien du temple, il fallait y penser.

Lorsque le rideau est tombé sur cette époque, que les communautés se sont dissoutes et que l’hédonisme hippie a laissé la place au libéralisme à la mode des années 80, Emmett est resté seul avec ses souvenirs et ses démons sur les bras. Comme Dick Carter, le propriétaire du site d’Altamont laissé en plan par les gars des Stones, avec son circuit automobile dévasté en travers de la gueule. Grogan est mort d’une overdose quelques années plus tard, à l’âge de 34 ans.

Epinon