De quelles histoires sommes-nous les acteurs ? Dans le meilleur des cas, on est les acteurs de notre boulot. Dans le pire, on est les acteurs de notre recherche de boulot ou de l’évitement du boulot ou du j’ai-40-ans-et-j’sais-toujours-pas-quoi-faire-de-ma-vie.

Il y en a qui savent bien y faire. Pendant que son mari agonisait dans un hôpital parisien en 2004, Souha Arafat louait les services de Pierre Rizk, ex chef du renseignement des Phalangistes libanais, pour négocier depuis les couloirs de l’hôpital un solide train de vie avec l’Autorité Palestinienne.

En février 2000, j’ai bu un thé au Café des nattes à Sidi Bou Saïd. Ma copine de l’époque était dépressive. Elle ne faisait pas semblant comme en atteste son suicide six ans plus tard. Je ne savais pas que tout près de là, à combien ?, sans doute pas plus de quelques centaines de mètres, en 1987, des agents du Mossad avaient débarqué dans le sens littéral du terme (ils ont accosté avec une barque), déguisés en femmes, pour venir abattre Abou Jihad dans la salle de bains de sa villa. Rappelez-vous Poutine qui parlait de buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes, John Travolta qui se fait descendre le pantalon sur les chevilles et une revue de mots croisés à la main dans Pulp Fiction.

Souha Arafat était cul et chemise avec Leila Trabelsi à Tunis. Elles devaient festoyer et ripailler ensemble. Elles se sont ensuite crêpé le chignon. Elles avaient investi dans les télécoms et créé un lycée international à Carthage. Pour être sûre de rentabiliser cet investissement, Leila avait obtenu de son mari la fermeture d’un lycée huppé fréquenté par la bourgeoisie tunisoise. Ça a fait scandale bien sûr. Souha a été virée de Tunisie quelques mois plus tard, son passeport tunisien fraîchement tamponné déchiré sous ses yeux et une partie de son fric (le magot négocié avec l’Autorité Palestinienne trois ans avant) confisqué par la famille Ben Ali-Trabelsi.

Et moi quelle est mon histoire ?

En feuilletant des numéros d’Actuel de 1986, je suis tombé sur une série d’articles consacrés à l’évacuation des squats parisiens par le gouvernement Chirac. La fondation Artaud et l’usine de Montreuil sont ainsi expulsées manu militari. J’apprends que les Bérurier Noir, Ludwig Von 88 (deux groupes que j’écoutais) et La Souris Déglinguée (que je n’ai pas écouté) y jouaient régulièrement et étaient très liés au squat. J’étais un fil de bourgeois de Province et ne connaissais rien de cette histoire-là.

De toute cette histoire, je n’ai de toute façon perçu qu’une écume tapageuse. J’écoutais les Bérurier Noir et Ludwig Von 88 dans l’appartement familial situé dans une tour moderne construite à l’époque des JO de Grenoble. J’entends encore l’album déjanté des Ludwig raillant le sport de compétition. Mon frère avait dupliqué mes cassettes et les écoutait à l’unisson.

Qu’est-ce que la réalité ? Je lis dans un livre consacré à Andy Warhol qu’il était un business artist ou encore un archétype de l’artiste-star. 18 personnes travaillaient dans son atelier qui produisait des sérigraphies publicitaires pour Coca Cola ou Heinz dans les années soixante. Dans une émission entendue récemment sur France Culture, le galeriste Daniel Templon expliquait qu’un grand artiste doit savoir communiquer et que les plus grands artistes contemporains sont des génies de la communication. Et de citer Jeff Koons et Damien Hirst.

lesdeuxdamesaumuseecopie-copie@lauriefabulous

Je suis d’autant plus fasciné par les excès du marché de l’art que je serais incapable de m’y retrouver entre les bons et les mauvais, les bluffers et les authentiques, les bons-bluffers et les mauvais-bluffers. Andy Warhol a dit : « Gagner de l’argent est un art, travailler est un art, les bonnes affaires sont le meilleur des arts ».

Fabio Viscogliosi cite quelque part Groucho Marx : « Il est très difficile de faire la différence entre l’esprit et l’astuce ». Peu importe, semble-t-il penser, car il y a toujours une part d’astuce dans ce que l’on fait, avec ou sans génie.

Cette année 1986, le journaliste Christophe Nick fait un reportage à Prague pour Actuel. Il y rencontre une jeunesse désabusée qui ne croit plus en rien et surtout pas dans des promesses de libéralisation à la Dubcek. Une jeunesse fracassée par un régime qui scrute toutes les déviances occidentalisantes, la musique rock en particulier qu’il traite et réprime comme une dépravation morale quand ce n’est pas comme une maladie mentale. Le reporter demande à de jeunes Praguois : « Pourquoi John Lennon est-il votre héros et pas Jan Pallach ? – Jan qui ? – Pallach. Un jeune Tchèque qui s’est immolé par le feu  en 1969 pour protester contre la présence des chars russes. – Ah bon ? Mais ça a servi à quoi ? »

janpallachl-@-lf

[Sculptures à la mémoire de Jan Pallach]

Il y a quelques années, j’ai lu un excellent bouquin intitulé L’Amérique Protestataire qui m’a fait l’effet d’une révélation. J’ai compris que la culture post-huitarde dans laquelle j’ai grandi vient en partie des campus californiens. J’y ai trouvé des sources de ma sensibilité adolescente, notamment une certaine morale pacifiste.

J’ai aussi pris conscience du fait que j’ai grandi dans une culture importée, en écoutant des chansons écrites dans une langue que je ne comprenais pas (l’anglais de la musique rock). La musique des grands frères. Lorsque j’écoute les Clash, leur carrière météorique est achevée depuis quatre ans. J’ai découvert Joy Division huit ans après le suicide de Ian Curtis et la transformation du groupe en New Order. Lorsque j’écoute Lou Reed ou les Pink Floyd, ils sont parvenus depuis belle lurette au stade où les droits d’auteur suffisent à se payer des villas au bord de mer et constituent de puissants dissolvants de tout esprit contestataire. Jim Kerr, le génial chanteur des Simple Minds, coule des jours heureux dans sa villa sicilienne entre deux tournées pour redresser la jauge de ses comptes en banque.

Je comprends les propos de Daniel Templon qui déplore un certain manichéisme français sur les rapports entre l’art et l’argent. Tous ces artistes ont été des génies d’un certain marketing révolutionnaire, nihiliste, post-romantique, punk puis post-punk. Et alors ? Certains ont payé un réel tribut. Ils n’ont pas feint leur révolte. Un jour, au début des années 2000, je suis tombé sur une interview de Joe Strummer dans Libération. Il recevait le journaliste français dans son salon, pantoufles aux pieds et télécommande TV à la main, usé par ses combats et évidé de toute illusion, mais sans amertume et avec la fierté de ses combats scéniques menés dans une Angleterre thatchérienne hostile. Guns of Brixton, une de mes chansons préférées. Peu de temps après, j’ai appris la mort de Strummer à l’âge de 51 ans. Un journaliste a écrit le lendemain dans Libération : « Ce sont les meilleurs qui partent en premier. »

iancurtis-@-lf

 

Le 3 juin 1968, Valérie Solanas tire sur Andy Warhol, lui perforant un poumon. Elle lui reprochait d’avoir égaré un manuscrit auquel il avait à peiné prêté un œil. Elle a été arrêtée et jugée mais Warhol a refusé de témoigner contre elle. D’autres ont été plus rancuniers : lorsque Hafez El Assad a échappé à un attentat en 1981, il a fait massacrer les 600 détenus de la prison de Palmyre, des militants islamistes pour la plupart.

Le manuscrit de Valérie Solanas, morte dans un mélange d’oubli, de drogue et de prostitution sur la Côte Ouest en 1988, a été retrouvé au fond d’une malle à la fin des années 90. Il s’agissait d’une pièce intitulée Up Your Ass, qui a été jouée à San Franciso en 2000.

En 1972, Lou Reed en est à son énième creux de vague. Les séances d’électrochocs commandées par sa famille à l’adolescence pour éradiquer son homosexualité ont laissé des traces. Il a quitté les Velvet Underground, poussé vers la sortie par le manager du groupe, Steve Sesnick. David Bowie le fait venir à Londres avec quelques-unes de ses chansons, le colle dans son studio d’enregistrement avec ses propres musiciens. Lou est placé sur la rampe de lancement et David appuie sur le starter. Lou se retrouve sur orbite avec son album Transformer, tous les juke-boxes américains crachant Walk on the Wild Side et Perfect Day pendant l’été 73.

Je repense à un livre de Kristin Ross sur Mai 68. Le sang sur les pavés, les cotes brisées par les matraques, les mouvements de foule, ceux qui s’amusent peut-être à se faire peur mais aussi ceux qui ont réellement peur. Derrière le rituel protestataire, la trouille, le pouvoir qui tremble, la révolte, la vraie. Oui, il s’est bien passé quelque chose en Mai 68 selon la sociologue. Je pense à l’ancien générique de l’émission Les Pieds sur terre : « Personne ne sait ce qui se passe ici parce que personne ne veut qu’il se passe quelque chose ».

Ok la cause est entendue. Un collage de faits épars ne constitue pas un oracle susceptible de me dire à quelle(s) histoire(s) collective(s) j’appartiens. Jim Harrison, mort cette année j’imagine quelque part au bord d’un lac dans le Michigan, disait : « il n’y a pas de vérité, il n’y a que des histoires ». Je suis bien pris quelque part dans des histoires mais je ne sais pas lesquelles.

Épinon