L’Enlèvement au sérail, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra de Lyon du 22 juin au 15 juillet 2016

Une fin de saison qui n’est pas loin d’une apothéose cette année à l’Opéra de Lyon : cet Enlèvement au sérail est à tous points de vue brillant : interprètes pétillants, direction soyeuse, costumes et décors élégants et, last but not least, mise en scène subtile.

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Pourtant, l’exercice était casse-gueule. Pas facile de produire en 2016 un opéra fondé sur l’opposition, qui tourne à l’avantage du premier, entre l’Occident des Lumières et l’Islam de l’empire ottoman. L’Enlèvement raconte en effet comment un jeune noble espagnol, Belmonte (Cyrille Dubois), s’introduit dans le palais du pacha Selim (Peter Lohmeyer), qui retient en captivité sa fiancée Constance (Jane Archibald) et ses serviteurs Blonde (Joanna Wydorska) et Pedrillo (Michael Laurenz), pour organiser leur fuite. On pressent combien il serait facile de surfer sur une islamophobie rampante pour reléguer dans un Orient caricatural une intrigue qui n’évite ni poncifs ni clichés.

Le metteur en scène Wajdi Mouawad n’a pas esquivé la difficulté mais s’y est au contraire directement affronté. Sa réécriture du prologue met en scène la condescendance occidentale — il s’y tient des propos tels que « notre civilisation ne saurait se résoudre à abandonner le moindre de ses enfants entre les mains des obscurantistes », il y est question d’« effroyables mahométans » et on joue à la « tête de Turc » — pour mieux permettre aux deux principales victimes, Constance et Blonde, de défendre une vision plus nuancée de leur enfermement au sérail. Les costumes du XVIIIe siècle comme la référence en ouverture à la philosophie des Lumières permettent de contextualiser l’œuvre et de ne pas surcharger sa lecture d’enjeux contemporains, dans le même temps que la sobriété des vêtements et des décors ottomans détourne des poncifs orientalistes.

rsz_operaenlevementauserail54_copyrightstoflethMouawad a il est vrai été aidé par les ambivalences du livret. Celui-ci, on l’a dit, n’évite pas la caricature, spécialement s’agissant du personnage d’Osmin (David Steffens), amateur de supplices raffinés mais prompt à transgresser l’interdit de l’alcool. Mais sa propension à la violence est davantage le fruit amer de son amour déçu pour Blonde qu’un trait culturel propre aux musulmans. Certes, Constance a été enlevée par des pirates, enfermée dans un harem et est menacée de mort par Selim si elle persiste à se refuser. Mais elle est sensible à l’amour qu’il lui porte et se garde de hiérarchiser leurs civilisations. C’est le même Selim qui renverse le plus radicalement la table des valeurs en se montrant finalement plus humain que le père de Belmonte, son ennemi juré, craint pour son absence de pitié : alors qu’Osmin le presse d’exécuter les captifs, il préfère les libérer même s’il doit pour cela renoncer à Constance.

rsz_operaenlevementauserail25_copyrightstoflethIl est patent que si opposition centrale il y a dans L’Enlèvement au sérail, elle n’est pas entre Orient et Occident mais plutôt entre hommes et femmes. Osmin et Pedrillo se rejoignent dans le machisme tandis que Constance et, surtout, Blonde font assaut de féminisme. La première s’indigne auprès de Selim que « tout oppose ton monde et le mien, langue, religion, pensée, sauf l’idée qu’il faille contraindre la femme », tandis que la seconde revendique que « les femmes ne sont pas des marchandises » et défie « quiconque ici ou là-bas qui veut me contraindre ».

Mozart et son librettiste Stephanie avaient compris dès 1782 ce que ceux qui instrumentalisent la cause des femmes à des fins islamophobes refusent de reconnaître : la domination masculine est transversale aux cultures et aux religions, et l’Occident ne saurait facilement s’en dédouaner. Merci à Wajdi Mouawad de le rappeler avec autant de subtilité et merci à l’orchestre, à son chef Stefano Montanari et aux interprètes d’en faire un tel plaisir pour les oreilles et pour les yeux.

Carmen S.

© Stofleth