Carnet de routes qui ne mènent nulle part

Chroniques d’aventures indélicates sur les routes nord-américaines. Entre le blues du Delta et la baie de Monterrey. Entre les émeutes de South Central et la Vallée de la Mort. Entre les plages de Miami et les terrains vagues de Motor City. Entre les Longhorns de Austin Texas et les Zombies du Lower East Side. Entre les lignes. Entre fiction et réalité. Entre hier et aujourd’hui. Entre balade autobiographique et essai métaphorique.

Un carnet de routes à parution et destination aléatoires.

 

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  1. Elle saura où m’emporter.

 

J’ai du mal à avancer, voire simplement à tenir debout sans m’accrocher à quelques échoppes bringuebalantes, risquant ainsi directement l’incident diplomatique. Et dans ma vision embrumée de la situation, leurs tauliers semblent hésiter entre l’espièglerie et la roublardise, mais avec l’aplomb d’une mine patibulaire. J’ai du mal à avancer. Les glandes salivaires totalement à sec et la conscience vacillante. Et peut-être que bientôt j’aurais également des difficultés à écrire. Noir les horreurs, alors que l’histoire ne fait que commencer. Mais pour l’instant, le fait est que je suis carrément scotché à l’asphalte. Et je me revois enfant, réitérant toujours le même cauchemar, agrippé bec et ongles à un bout de trottoir, mais inévitablement attiré par le vide et la route toute proche, alors qu’un autobus lancé à pleine vitesse, semblait fatalement devoir m’écrabouiller. Planté ainsi le décor du bad trip d’un esprit en cavale, il va falloir que je bouge. Aveuglé par une lumière blafarde sous un soleil de plomb, je rampe littéralement contre des murs suintant la graisse et la poussière judicieusement mixées. L’alcool frelaté de midi a évidemment laissé des traces, et j’essaye piteusement de remonter ce qui ressemble à une artère principale, dans ce labyrinthe de chicken streets entrelacées. Cependant escorté par l’étrange impression que je ne vais pas tarder à surprendre Liz Taylor dans le dédale de son propre chemin de croix, telle qu’elle m’était apparue dans Suddenly Last Summer (1). J’avoue que j’aimerais vraiment qu’elle soit là en chair et en os, lâchement abandonnée dans cette foutue jungle urbaine, accompagnée par sa seule beauté ténébreuse. Et quand bien même ce serait sûrement elle qui viendrait me tenir la main. Ses yeux brillent maintenant dans mon for intérieur, le reste n’a plus aucune espèce d’importance. Vautré en pleine déconfiture dans un milieu vécu comme hostile, je constate malgré tout que mes penchants éhontés en terme de fantasmagorie, m’ont ouvert la voie d’une échappatoire inespérée. Et ce d’autant que le blanc lacté des façades sécrète dans l’air un genre de moiteur torride ; assortiment de brouillard souillé et de mirage hallucinatoire. « Aucune issue, essaye la rue », mais forcément à l’ombre.

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À l’ombre d’une architecture qui vous cause de ses lointaines origines espagnoles, mariées à deux cent ans d’immigration clandestine. Ici la fourmilière des gens est un doux euphémisme ; tout va très vite et personne ne s’arrête jamais. Non, personne. À moins que vous soyez rouilleur (2) patenté, généralement sans domicile fixe et affilié à un carrefour, ou bien membre d’un gang, rarement là pour plaisanter en devisant de l’air du temps. Dans les deux cas, vous vouez manifestement un culte déraisonnable aux tatouages tribaux et aux belles bacchantes, attributs a priori hautement virils du monsieur qui aime décliner à l’infini, les variantes de l’œil noir en version latino. Mais en cherchant bien et avec le soupçon d’esprit alerte qui me fait cruellement défaut, je pourrais toujours trouver un côté muy simpàtico à ce grouillant et bordélique quartier cubain de Miami. Entre les agrumes explosés, les peaux tannées, les poulets décapités et les sourires édentés. Exténué et abruti par un assortiment de vapeurs exotiques et de lueurs diaboliques, je dois néanmoins immédiatement résister aux symptômes de la contemplation béate, pour ne pas perdre de vue mon objectif premier : surtout ne pas moisir ici. Ici où seul un devenir de volaille dépouillée semble devoir me tendre les bras.

Lucky Boy. La tire m’attend au bout de l’avenue avec mon camarade de jeu suspendu au volant, paré pour foutre le camp. Et l’on prendra le temps d’étudier la cartographie des lieux plus tard. Adieu poulets ! Si notre vieille Oldsmobile Cutlass Supreme n’attire pas vraiment l’attention aux intersections, les regards fusent sur les gringos que nous sommes, sans qu’il soit jamais question pour nous de verser dans la paranoïa. Je sais que nous serons bientôt invisibles dans cette Little Havana, avec nos sales gueules mal rasées et nos cernes de trois kilomètres ; en attendant, le retour à la base s’impose. Option Assurance sur la mort.

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À l’heure où j’écris ces lignes, difficile de ne pas faire le lien avec La Havane, la vraie. Celle des cigares qui chantent à tous les coins de rue. Cuba et les USA viennent effectivement de renouer des relations diplomatiques et commerciales, après plus de quarante années d’embargo à gogo. Quant à savoir si l’ancienne patrie adoptive du Che va prochainement redevenir le bordel de l’Amérique qu’elle était en 1959, c’est à dire avant la Révolution Castriste ; c’est une bonne question. Et je vous remercie de vous la poser.

Mais revenons à nos moutons égarés, et à ce Road Trip continental dont j’ai aujourd’hui amorcé le récit par écrans interposés. Une virée à la fois dans l’espace et dans le temps, avec de la musique à fond dans le poste de la carlingue et quelques traversées du désert. Ou plutôt des déserts, qu’ils soient urbains ou bien nichés au beau milieu de nulle part, et parfois simplement dissimulés dans le cœur des hommes.

D’emblée pourtant, l’emploi du « je » me semble un tantinet prétentieux, et à mille lieues du recul et de l’humilité, généralement indispensables à ce genre d’exercice. Tant pis. Autant assumer pleinement la subjectivité de l’entreprise et focaliser sur le côté témoignage de l’affaire. Témoigner en jonglant constamment entre le passé et le présent, mais autant que possible sur la corde raide. Raconter des histoires en pagaille, souvent vraies et parfois non. Des histoires qui se cherchent et qui balbutient sans cesse comme la grande Histoire. Et surtout des histoires qui ne savent pas comment elles se termineront. De la même façon que nous avons un jour pris la route, avec l’idée de faire le tour des États-Unis, sans vraiment savoir où cela nous mènerait, comment et où se finirait la promenade. Un genre d’équipée en technicolor, sauvage mais pas tant que ça ; l’envie insatiable de voir du pays couplée au noir désir de dézinguer les faux-semblants. J’essaye ainsi d’écrire tel que je suis, quitte à me planter dans le décor voire dans son antichambre. Et évidemment aussi, puisque c’est désormais notoirement la mode sur la toile, en m’imaginant un jour reluire sous les lumières des feux de la rampe. Si ce n’est que cette foutue rampe, je l’ai lâchée depuis longtemps et sans aucun état d’âme. Rendez-vous pris dans 300 000 signes pour voir si j’ai au moins tenu la route.

Parenthèse refermée, mémoire revisitée, envie d’ailleurs exacerbée. Cela fait maintenant huit jours que nous avons immatriculé notre caisse en Floride, depuis que nous avons débarqué aux Amériques tels de jeunes vagabondeurs (3) en mal d’aventures. En commençant par nous planter d’aéroport, pour échouer lamentablement à Fort Lauderdale plutôt qu’au Miami International Airport, où nous attendaient nos hôtes, eux-mêmes expatriés de France un an auparavant. Et l’on aurait sûrement été plus inspirés de rester barricadés dans les galeries climatisées des terminaux à regarder décoller les avions, tant en ce mois d’octobre 1992, la Floride est à la condensation suffocante ce que Hank Williams était au Honky Tonk du Delta. Hank qui fut ainsi roi du Honk grâce à son légendaire jeu de jambes ; quant au Delta, il faudra fatalement nous y attarder, quand adviendra le temps de tailler véritablement la route.  

Mais d’abord dormir, faire des bulles et végéter si possible 24h sous une moustiquaire ventilée, avec juste un peu d’herbe locale et un authentique café frappé. J’ai rêvé de ce tableau onirique des heures durant et voilà que je l’habite maintenant en vrai. Le calme avant la tempête sous les crânes. Et les sourires niaiseux façon Diabolo, copilote émérite de Satanas, dans sa course éternelle contre la montre. Nos amis savent recevoir ; manque juste la peau de bête devant la cheminée factice pour s’y vautrer. Ils ont ainsi émigré aux États-Unis pour « tenter leur chance », elle dans la photographie et lui dans la musique, avec son tatouage bass player logé sur l’épaule, souvenir d’une adolescence passée dans les faubourgs d’Athènes. Akis est né vingt-sept ans auparavant en Thessalie, et son obsession mélomaniaque l’aura conduit aux quatre coins du vieux continent avant qu’il ne décide de s’attaquer au nouveau monde. Il travaille pour l’instant comme homme à tout faire dans un American Hot Rod Garage et joue épisodiquement de la mandoline le soir dans quelques cantines helléniques, qui abondent dans les parages. Via cette communauté, il a pu rapidement obtenir la Carte Verte indispensable aux travailleurs étrangers, et grâce à lui, nous avons pu dégoter une tire à cinq cents dollars qui, on l’espère, devrait nous mener jusqu’à l’autre bout du continent. Sans compter quelques digressions autant linguistiques que géographiques.

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À l’instar de quasiment toutes les autres, la diaspora grecque est ici très solidaire, mafieuse parfois en version The Wire, mais solidaire. Et j’imagine que pour tous les immigrants qui se sont succédés dans ce pays depuis sa fondation, trouver simplement quelqu’un à qui parler dans sa langue maternelle en arrivant, devait être sacrément réconfortant, limite féerique. America, America ! (4). J’ai bien dit « quasiment » parce que si l’on prend l’exemple de la colonie française, certes beaucoup moins importante, ce n’est immédiatement plus la même musique. Les gaulois à l’étranger, comment vous dire ? Entre arrogance et superficialité. J’admets malgré tout qu’en l’espèce, je préfère boxer dans la cour de l’exagération, plutôt que d’avoir à fréquenter le gymnase de la modération. Et puis je suis français avec tout ce que cela peut sous-entendre, parfois en termes de suffisance, parfois en terme d’obstination, mais sans jamais oublier que les ingrédients d’une identité sont multiples, et jamais réductibles à une quelconque idée de nation… Sauf que l’Europe des Nations qui nous avait généreusement gratifié de deux guerres mondiales au 20e siècle, refait gentiment surface aujourd’hui avec ses valises de boucs émissaires. Ce sont généralement « Les Autres » et ils sont bien sûr responsables de tous les maux de la terre, et ce depuis la nuit des temps.

La nuit ou plutôt l’obscurité. Au panthéon des nations désunies. Mes grands-parents maternels eux aussi étaient grecs, mais sujets de l’Empire ottoman résidant en Asie Mineure depuis plusieurs générations. Tout comme Elia Kazan. Ils ont du fuir Constantinople (ou Istanbul, c’est au choix) au début des années 1920, alors que leur pays d’origine et la jeune république d’Atatürk se livraient une guerre sans merci, pendant laquelle on procéda à des échanges forcés et massifs de population. Ils auraient pu atterrir ici sous le soleil de Floride comme bon nombre de leurs compatriotes, ouvrir une gargote aux saveurs orientales ou bien travailler la terre en regardant les oranges tomber du ciel. Ils ont finalement échoué dans les cantonnements proches de Pont-de-Chéruy, à se ruiner les poumons dans les usines de pneus en regardant fondre du caoutchouc. Mais on ne choisit pas toujours son bateau et sa destination, quand on a que l’exil en ligne de mire, puis comme seul héritage. Et cette « condition d’étrangers » qu’ils auraient accessoirement pu gommer en déboulant en Amérique, leur collera au contraire à la peau en France jusqu’à ce que mort s’en suive. À la grande loterie du psychodrame, il semblerait qu’une vie d’exilé ne suffise pas toujours pour rayer les mentions inutiles, et ils ont ainsi rendu l’âme avant que je naisse entre Saône et Rhône à la fin des années soixante. C’est en 1989 que j’ai fait le trajet en sens inverse entre Lyon et Istanbul, traversant la Yougoslavie bientôt en guerre fratricide puis le nord de la Grèce, pour découvrir à l’arrivée une mégalopole magnifique, à la jonction des continents et au carrefour du Grand Bazar. J’y retournerai un jour, ne serait-ce que pour décliner à toutes les sauces, le « salade, tomates, oignons ». Amen.

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Mais en attendant de retrouver la Sublime Porte, nous voilà cantonnés très loin de Downtown Miami dans une banlieue pavillonnaire américaine lambda, où chacun est gentiment prié de surveiller tout le monde, selon la logique : « Not In My BackYard ». À chaque entrée de la résidence, des panneaux stipulent que tous les « non résidents » sont potentiellement suspects d’actes délictuels. Et de suspects à coupables, le cheminement intellectuel est évidemment très court. Belle mentalité, n’est-il pas ? Qui déteindra allègrement sur le monde entier, lors des vingt années qui vont suivre. Le moment est peut-être venu de se demander franchement ce que sommes-nous venus faire dans ce merdier, où n’importe quel débile est armé et prêt à flinguer tout promeneur légèrement nonchalant ? Et surtout le flâneur un peu trop basané à son goût. Usual supects pour tous les cow-boys en goguette.

 

Ce n’est sûrement pas notre petit pèlerinage du lendemain au paradis de la frivolité – Miami Beach – qui va nous apporter quelques réponses. Qu’ils soient joggers, rollers boys & girls, parasites, golfeurs, tueurs en série ou simples touristes ; le ruissellement d’abrutis aux abords des plages répond en masse aux stéréotypes de la mode vestimentaire jaune & rose fluo, et ne rêve manifestement que d’embarquer sur les yachts amarrés là uniquement pour la frime. Le Saint-Tropez en version américaine : pareillement creux et surfait, mais totalement démesuré. En parlant d’armada de fashion victims, ça donne presque envie de se déguiser en homme invisible – ou en charmant voisin qui épie – et de sortir le canon scié pour tirer à vue. Pull ! Fantasmagorie, les aléas du retour.

Stop ou encore ? À ce niveau d’analyse pour le moins orientée, couplée à une espèce de snobisme justement très français, façon « je vous chie au nez » (5), on ferait peut-être mieux de déguerpir et de prendre le premier vol à destination des Keys puis des Caraïbes. Oui mais non. Nous ne sommes pas là par hasard et à vrai dire, nous avons rêvé puis préparé cette virée depuis près d’un an. Certes, notre adolescence a largement été bercée par le « I’m so bored with the USA » du Clash et le « Holydays in Cambodia » des Dead Kennedys ; des tubes qui nous ont naturellement conduits à un anti-impérialisme américain volontiers primaire, mais souvent à propos. Il n’en demeure pas moins que nos bagages sont également garnis de toute l’histoire de la musique américaine ; du blues des champs de coton du Mississippi jusqu’à la techno des champs de ruines de Detroit, en passant par le punk hardcore de Washington DC, le pur funk des banlieues de Los Angeles et le rap fight the power new-yorkais. La musique de l’envers du décor. Celle qui devrait guider nos pas. Un autoradio en guise de GPS.

Des sons ainsi rivés entre les oreilles, bientôt bruyamment relayés par des enceintes de fortune, et puis des images. Beaucoup d’images. Celles des sierras du Lieutenant Blueberry jusqu’à celles des bas-fonds Affranchis de Martin Scorcese. Avec l’envie tenace de suivre la route de Los Angeles de John Fante, ou bien retrouver la piste des Damnés de Bukowski. Avec les yeux de jeunes Chiens Stupides découvrant la magie d’un nouveau continent et avec l’avidité de punks funambules en quête d’alternatives et d’interdits, dans cette authentique contrée des extrêmes. Avec une soif que jamais rien n’étanchera et avec l’œil si possible lucide, quand il s’agira de déambuler sur les chemins de traverse. « En route pour l’aventure, je bondis dans ma voiture, elle saura où m’emporter » (6).

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Mais avant de penser à singer les Clochards Célestes, faudra surtout réfléchir une nouvelle fois à comment ne pas se planter dans cet enchevêtrement autoroutier, afin de dénicher la highway censée nous ramener au bercail. J’ai affectueusement baptisé mon pote Kanardo, un peu parce qu’il a une tronche à donner la réplique à Speedy Gonzales, et beaucoup parce que c’est mon ami depuis moult épisodes. Kanardo, la bonhomie radicale et le flegme britannique de l’aveyronnais qui se respecte. Le genre de partenaire idéal pour mettre sporadiquement un couvercle sur ma chaudière en ébullition, et simplement pour prendre du recul in situ, lorsque les galères au long cours, reviendront frapper aux vitres de la Oldsmobile. Qui nous servira bientôt de mobil home. Momentanément abîmés sur la route et perdus dans les fréquences, Olé de Coltrane (7) finit par s’échapper des haut-parleurs. C’est plutôt bon signe. Il n’y a plus qu’à se laisser dériver.

 

À suivre…

 

Laurent Zine

 

  1. Joseph L. Mankiewicz (1959)
  2. Personne qui rouille, habituellement au coin de la rue.
  3. Vagabonds à la recherche d’une herbe plus verte.
  4. Elia Kazan (1963)
  5. Boris Vian (1952)
  6. 12°5 (1982)
  7. John Coltrane (1961)

 

Son : Sugar