LF-30-1-17Je ne sais pas depuis quand je suis assise sur le bord de la chaise, le regard arrêté sur le joint du carrelage. J’envisage le cou d’un dragon qui s’enroule autour d’une colonne brisée. Mes bras collent sur la toile cirée, soudain je remue la tête à l’odeur du café. J’avais encore oublié d’éteindre le feu. Depuis que je n’ai plus rien à penser, je suis trop vide pour me rappeler du peu qu’il reste. Vendredi j’ai oublié l’atelier pôle emploi auquel j’avais dit « oui » comme on achète une fringue moche pour se débarrasser d’une vendeuse conne. Quelques jours après, j’ai reçu un courrier de radiation temporaire, à croire qu’en août l’inversion de la courbe c’était moi.

Je connais mes fissures au plafond, celles que personne ne remarque jamais. Je passe un temps certain à remettre de l’ordre dans des placards rangés et quand on me félicite pour l’ordonnancement, j’exagère ma passion « Modes et travaux ». En vrai, les journées font 76 heures. Comme je laisse les enfants à la cantine pour éviter de croiser leur regard interrogatif sur mes horaires de travail, j’ai le temps de tester toutes les peintures Castorama sur les murs de la maison. Ma maison dans laquelle j’aimais me cacher, les jours d’hostilité du monde, s’est refermée sur moi comme une plante carnivore. Je vis désormais captive d’une pièce à l’autre.

 

Mon Smart phone attend ses dix milles pas journaliers tandis que je cherche une raison pour me mettre debout. Inanimée devant Gray’s Anatomy, l’héroïne n’est pas très belle. Je ne vais pas faire du porte à porte pour trouver un patron. Je pourrais me promener sauf que le lundi on ne se promène pas. Je pourrais manger mon William Saurin, mais sûrement pas avant midi. Pendant que les autres travaillent, je devrais me réjouir de la possibilité d’être libre, faire des trucs, profiter. C’est ce que les gens disent mais c’est difficile de profiter d’un creux, un genre de trou spatio-temporel qui annule ton existence sociale. Alors je patiente recroquevillée sur mes genoux gras qui chancellent en secret. J’attends qu’on m’appelle pour me proposer un entretien d’embauche, qu’on m’envoie un mail pour archiver une candidature, j’attends l’annonce intéressante à laquelle je pourrais postuler. Par dessus tout, j’attends l’heure de la banalité du quotidien consacrée aux tâches domestiques. Je m’organise pour ne pas arriver en avance devant les portes de l’école. Je préfère me faufiler en trottinant parmi les parents d’élèves qui ont quitté leur réunion hebdomadaire sous le regard critique du chef. Et enfin, je rentre comme tout le monde faire chauffer l’eau des pâtes en attendant demain où je me cramponnerai encore à la norme collective du découpage du temps. Quand j’étais salariée, j’attendais les week-ends comme une respiration, une possibilité de traîner au bar ou en pyjama. Au chômage ça n’a rien à voir, le vendredi est une perspective de sortie de ma catégorie coupable. Si je m’emploie à éviter que l’ami d’un ami ne me demande ce que je fais dans la vie, je devrais pouvoir trouver le repos jusqu’au lundi.

 

lf-0107_1Et des fois, il y a une offre d’emploi. Alors je clique sur l’icône du moteur de recherche qui permet de postuler en ligne : « un job vous cherche sur Jobijoba ». Comme ce n’est jamais la bonne adresse mail connectée, jamais le bon mot de passe, jamais le bon compte Linkedin associé… je reste sceptique sur leur capacité à me trouver. Je ne sais plus comment tout ça a commencé. J’ai contribué au licenciement de ma responsable, mon service allait être démantelé et je n’envisageais pas de prendre mon salaire en échange de rien pendant des semaines. J’ai donc obtenu une rupture conventionnelle et tout devait bien se passer. J’avais pour moi, des années d’expérience reconnues, et depuis peu un Master avec mention comme bulletin de santé intellectuelle. Et puis naturellement sont arrivés les entretiens d’embauche et là je dois dire pardon pour mes difficultés à discourir sur mes capacités à faire ce que j’ai déjà prouvé savoir faire. Assise sur le bord de la chaise face au bureau, je donne l’impression d’être sur le départ. J’observe le directeur qui tient debout grâce à sa cravate au motif graphique. De mon côté, j’ai mis le chemisier de Britney Spears, j’ai possiblement l’air mi-allumeuse, mi-bonne élève… Je comprends que se sont des cours de conformité que j’aurai dû suivre. Il caresse l’angle de la feuille de mon CV du bout de ses doigts boudinés pendant que je ne sais pas où ranger mes mains. Et ce n’est rien à côté de ceux qui ne savent pas où se ranger tout entier.

 

Atlantide Merlat